par Henri Pasternak
Article paru dans L’Arche n°604 (août-septembre 2008).
Numéro spécimen sur demande à info@arche-mag.com.
(Reproduction autorisée sur internet, avec les mentions ci-dessus.)
Début juillet 2008, au moment où le dessinateur Siné faisait scandale en établissant un lien entre le fils de Nicolas Sarkozy, la religion juive et l’argent, un autre amalgame de ce genre passait totalement inaperçu. L’auteur, pourtant, n’est pas moins connu que Siné: il s’agit du journaliste conspirationniste Thierry Meyssan. Son article est intitulé «Opération Sarkozy: comment la CIA a placé un de ses agents à la présidence de la République française».
Ce texte n’a pas encore eu, chez nous, les honneurs de la presse écrite. Mais il circule sur internet en diverses langues: français, anglais, espagnol, allemand, portugais, italien, russe… Et il sert déjà de «référence» à des auteurs de tout poil, depuis les polémistes européens ou nord-américains d’extrême droite et d’extrême gauche, jusqu’à la presse latino-américaine d’inspiration castriste et chavézienne.
L’article est long et verbeux, mais son argument, comme nous le verrons, tient en quelques mots: Nicolas Sarkozy est l’agent d’une puissance occulte associant les États-Unis et Israël, les Juifs et la CIA.
Dans cet article – paru d’abord sur le site de Thierry Meyssan, Voltairenet.org – on apprend que le président de la République française est un agent des services secrets américains, lesquels l’ont recruté, dans sa prime jeunesse, à travers… le deuxième mari de la deuxième femme de son père.
Nous n’entrerons pas dans le détail des machinations décrites par M. Meyssan, un homme qui s’est fait une spécialité de nier les attentats du 11-Septembre et à qui Fiammetta Venner a consacré une biographie significativement intitulée L’effroyable imposteur (Grasset, 2005). Ce qui nous retiendra ici, c’est un phénomène déjà relevé par divers observateurs qui ne sont pas nécessairement des amis politiques du chef de l’État: la part de l’antisémitisme dans un certain discours «anti-Sarkozy». Car l’obsession antijuive est omniprésente dans l’article de Thierry Meyssan.
S’ensuit-il que toute critique de Nicolas Sarkozy serait suspecte d’antisémitisme? Certes pas. Même si le président de la République était juif (il ne l’est pas), chacun aurait le droit de se prononcer sur sa politique, voire sur sa personne, sans risquer aucun soupçon de cet ordre. Il demeure qu’un certain discours (nous soulignons bien: un certain discours) anti-sarkoziste s’alimente directement aux fantasmes antisémites, et qu’à son tour ce discours entretient et diffuse ces fantasmes.
Le dessinateur Siné, quand il s’en prenait au fils de Nicolas Sarkozy en des termes pour le moins douteux, dans l’article qui lui valut son renvoi de l’hebdomadaire Charlie Hebdo, n’avait pas connaissance de l’article de Thierry Meyssan. Mais aucun de ces deux textes n’est apparu ex nihilo. Tous deux relèvent d’un discours qui circule depuis quelque temps déjà, dans les milieux les plus divers. Et qui n’en a sans doute pas fini de circuler.
S’agissant de Thierry Meyssan, le phénomène est d’autant plus intéressant à observer que l’intéressé s’est longtemps efforcé de maintenir une distance entre ses thèses conspirationnistes et le discours antisémite. Certes, une crise interne dans le Réseau Voltaire – l’association, devenue officine, dont il est le fondateur – avait jadis fait apparaître des accusations d’antisémitisme de la part d’anciens adhérents. Mais, lorsqu’il s’est lancé dans l’industrie conspirationniste associée aux attentats du 11-Septembre, M. Meyssan a veillé à ne pas reprendre à son compte les accusations antijuives qui avaient fleuri très tôt dans la mouvance «11-Septembriste», tant dans les milieux de l’extrême droite classique que dans les milieux spécifiquement «antisionistes».
Dans ses premières divagations sur le prétendu complot du 11-Septembre, M. Meyssan n’avait accusé que le gouvernement Bush et d’autres forces obscures qui, selon lui, dirigent les États-Unis. Cependant, il est une règle empirique selon laquelle tout conspirationnisme, quelle que soit son inspiration initiale, finit tôt ou tard – souvent, assez tôt – par verser dans l’antisémitisme. M. Meyssan n’a pas dérogé à la règle.
On se souvient de ses accointances avec divers organes exotiques, qui avaient donné naissance en novembre 2005 à une rencontre où, sous la dénomination «Axis for Peace», trônaient des personnalités telles que l’ex-humoriste Dieudonné et un fort contingent d’adeptes de la secte d’extrême droite dirigée par l’Américain Lyndon LaRouche. On se souvient aussi de son voyage au Liban en 2006, aux côtés de Dieudonné (encore lui) et de plusieurs militants d’extrême droite. On se souvient enfin du livre délirant qu’il a publié en mai 2007, où il expliquait la guerre qui opposa Israël au Hezbollah à l’été 2006 par une conspiration du «sionisme» et de l’Empire américain. Jamais, cependant, Thierry Meyssan n’était allé aussi loin dans l’invocation explicite du signifiant «juif» pour rendre compte de l’une de ces conspirations dont il a le secret.
L’article «Opération Sarkozy…» a d’abord été publié, le 10 juillet 2008, sur le site internet du Réseau Voltaire. Puis il en a disparu, du moins dans sa version française. On l’a vu alors circuler sur divers sites d’extrême gauche et d’extrême droite.
Durant cette période, la paternité du texte a été mise en doute par certains des adeptes habituels de M. Meyssan, tant le facteur «juif» y était visible. Des commentateurs de la mouvance conspirationniste ont émis l’hypothèse que le véritable auteur du texte était Emmanuel Ratier, un prolifique journaliste d’extrême droite spécialisé dans la dénonciation du péril juif. (Ces mêmes commentateurs conspirationnistes ne se démarquaient pas pour autant du contenu de l’article ; ils étaient gênés par la crudité des références juives, au lieu du codage «sioniste» qui est généralement de mise.)
Et soudain, le 19 juillet, l’article est revenu sur le site du Réseau Voltaire, avec quelques petites «rectifications» dont nous parlerons plus loin. L’article était suivi du bref avis que voici:
«Les informations contenues dans cet article ont été présentées par Thierry Meyssan lors de la table ronde de clôture de l’Eurasian Media Forum (Kazakhstan, 25 avril 2008) consacrée à la peopolisation et au glamour en politique.
L’intérêt suscité par ces informations a conduit l’auteur à rédiger le présent article qui a été publié par Profile, le principal news magazine russe actuel.
Plusieurs versions et traductions non autorisées de cet article ont été diffusées alors que le site du Réseau Voltaire était hors service. Nous vous prions de considérer le présent article comme le seul valide.»
En désavouant les «versions et traductions non autorisées de cet article», M. Meyssan espérait se distancier des passages outrancièrement antisémites qui y figuraient, et qu’il avait masqués dans la version finale datée du 19 juillet. Hélas, comme dit Corneille, «il faut bonne mémoire après qu’on a menti». M. Meyssan avait oublié qu’une version espagnole de son texte, datée du 10 juillet, publiée tout à fait officiellement sur le site du Réseau Voltaire, contenait les «dérapages» antijuifs hâtivement gommés entre le 10 juillet et le 19 juillet. Cette version espagnole fut elle aussi retouchée, mais trop tard (il en va de même pour la version portugaise). Nous en reproduisons ci-dessus quelques passages, rigoureusement identiques à ceux des «versions et traductions non autorisées».
Mais à chaque chose son temps. Lisons l’article «Opération Sarkozy: comment la CIA a placé un de ses agents à la présidence de la République française». Nous ne retiendrons pas les péripéties du récit inventé par M. Meyssan, car elles relèvent d’un genre (le conspirationnisme) qui n’est amusant qu’à faible dose. L’obsession antijuive, cependant, saute aux yeux.
Si les mille détails du récit ressemblent à autant de lièvres fous dans une garenne, deux facteurs le structurent fortement: l’Empire américain, représenté notamment par la CIA, et les Juifs, représentés notamment par les Rothschild. Et puisque, nous est-il dit en introduction au texte, «Thierry Meyssan a décidé d’écrire la vérité sur les origines du président de la République française», ces deux facteurs sont omniprésents.
Au terme du récit, on n’a pas appris grand-chose sur Nicolas Sarkozy, ni sur les États-Unis, ni sur les Juifs, mais on est édifié sur ce qui se passe dans la tête de Thierry Meyssan.
La question posée par Thierry Meyssan peut se résumer ainsi: comment Nicolas Sarkozy, «un homme en qui tous s’accordent aujourd’hui à voir l’agent des États-Unis et d’Israël», a-t-il pu accéder à la présidence? Réponse: il y a du complot là-dessous. Et cela remonte loin dans le temps.
Ainsi, voici comment Georges Pompidou est devenu, en 1962, le premier ministre du général de Gaulle: «Conscient qu’il ne peut défier les Anglo-Saxons sur tous les terrains à la fois, De Gaulle s’allie à la famille Rothschild. Il choisit comme premier ministre le fondé de pouvoir de la Banque, Georges Pompidou.» L’axe «américano-sioniste» est déjà là: Pompidou représente les Rothschild, qui représentent les Juifs, qui ont partie liée avec les États-Unis.
Peu importe que Georges Pompidou soit entré dans l’entourage du général de Gaulle dès la Libération, qu’il n’ait passé que quelques années à la banque Rothschild, et que le général de Gaulle en ait fait son directeur de cabinet en 1958, c’est-à-dire quatre ans avant sa nomination au poste de premier ministre. L’«enquêteur» Meyssan n’a même pas pris la peine de vérifier ces faits pourtant élémentaires. Car présenter la nomination de Pompidou en 1962 comme le fruit d’une «alliance» entre de Gaulle et «la famille Rothschild», c’est conforter le mythe de la toute-puissance juive, d’autant que cette «alliance» est censée s’inscrire dans le jeu des relations entre le général et «les Anglo-Saxons».
Quant à la raison profonde pour laquelle le nom de Pompidou était essentiel à ce point du récit, elle tombe sous le sens. Georges Pompidou a pour bras droit Édouard Balladur, lequel aura pour bras droit Nicolas Sarkozy. La piste de l’agent placé par les Juifs au sein du pouvoir gaullien conduit donc, tout droit, à Nicolas Sarkozy.
Dira-t-on que le mot «juif» n’a pas été prononcé? Il ne faut pas attendre longtemps. Car voici l’arbre généalogique de Nicolas Sarkozy, selon Thierry Meyssan. «Né en 1955, il est le fils d’un noble catholique hongrois, Pal Sarkösy de Nagy-Bocsa, réfugié en France après avoir fuit [sic] l’Armée rouge, et d’Andrée Mallah, une roturière juive originaire de Thessalonique.»
Il n’aurait pas fallu trente secondes à un enfant de dix ans, muni d’un ordinateur avec accès à Google, pour savoir que la mère de Nicolas Sarkozy n’est pas une «roturière juive originaire de Thessalonique» mais la fille d’une catholique française et d’un Juif originaire de Thessalonique, lequel a immigré très jeune en France où il s’est converti au christianisme. Mais pourquoi s’encombrer de telles informations? L’important est de faire figurer le mot «Juif». Il est bien là. Et il reviendra sous la plume de M. Meyssan.
Entre-temps, on découvre que Charles Pasqua, lequel – du fait de mille péripéties rocambolesques dont nous vous épargnons le détail – est un personnage clé du complot au centre duquel figure Nicolas Sarkozy, est selon Thierry Meyssan «officier d’honneur du Mossad». Que signifie cette appellation? Rien, sauf pour les obsédés du complot «sioniste».
Car peu après nous apprenons que «Charles Pasqua et avec lui le jeune Nicolas Sarkozy trahissent Jacques Chirac pour se rapprocher du courant Rothschild». Les Sages de Sion sont dans la place. Et Édouard Balladur est évidemment dans le coup.
D’ailleurs, «suivant les instructions de Londres et de Washington, le gouvernement Balladur ouvre les négociations d’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN des États d’Europe centrale et orientale, affranchis de la tutelle soviétique». N’oublions pas que l’article de Thierry Meyssan est issu d’une intervention au Kazakhstan, remaniée pour publication en Russie: dans ces milieux, de telles «négociations» étaient – et sont encore – très mal vues…
Nous avons droit ensuite à des «révélations» sur le parti socialiste français, lequel est sous la coupe de «dix mille» trotskistes (pas un de moins) qui sont tous en réalité, à l’image de Lionel Jospin, des agents de la CIA. Puis, s’agissant toujours du parti socialiste, cette information cruciale: «Strauss-Kahn, d’origine juive marocaine, est depuis longtemps sur le payroll des États-Unis».
Là, on se frotte les yeux. Qu’est-ce que cette «origine juive marocaine» vient faire ici? Et on compare les versions. Miracle: sur la version mise en ligne le 19 juillet, Dominique Strauss-Kahn n’est plus juif et n’a plus aucun lien avec le Maroc. Mais la mémoire de l’internet contient la version espagnole publiée, sur son site et sous son logo, par le Réseau Voltaire: là, Dominique Strauss-Kahn est bien «de origen judío-marroquí».
M. Meyssan n’explique pas en quoi la mention de cette «origine» est nécessaire à la compréhension de la vie politique française. Ses lecteurs ont sans doute des réponses.
Nous arrivons maintenant à l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence. C’est à ce moment que le complot va se manifester dans toute sa force. Nicolas Sarkozy, après avoir passé de brèves vacances sur le yacht «de son ami Vincent Bolloré, un milliardaire formé à la Banque Rothschild» (toujours elle), entre en fonctions. Et son pouvoir, nous explique Thierry Meyssan, «s’appuie avant tout sur quatre hommes».
Le premier des quatre est Claude Guéant, «secrétaire général du palais de l’Élysée». Il est simplement défini comme «l’ancien bras droit de Charles Pasqua» – et ce dernier, nous le savons déjà, est «officier d’honneur du Mossad».
Second homme de confiance: «François Pérol, secrétaire général adjoint de l’Élysée. C’est un associé-gérant de la Banque Rothschild.»
Le troisième des hommes de Nicolas Sarkozy est «Jean-David Lévitte, conseiller diplomatique», présenté par Thierry Meyssan comme «fils de l’ancien directeur de l’Agence juive». Une définition cocasse, pour qui a connu le regretté Georges Lévitte ; mais Thierry Meyssan tenait manifestement à placer le mot «juif».
Le quatrième des cavaliers de l’Apocalypse sarkozienne, toujours selon Thierry Meyssan, est «Alain Bauer, l’homme de l’ombre». C’est un «ancien Grand-Maître du Grand Orient de France». Voilà, du moins, ce que dit la version «rectifiée» mise en ligne le 19 juillet. La version originelle est plus complète. Selon elle, Alain Bauer est «petit-fils du Grand rabbin de Lyon, ancien Grand-Maître du Grand Orient de France». Et la version espagnole confirme: «Nieto del Gran Rabino de Lyon». Tout s’explique.
On ne s’arrête pas en si bon chemin. M. Meyssan nous apprend que l’«agent traitant» de Nicolas Sarkozy à la CIA, Frank Wisner Jr., a veillé à faire nommer Bernard Kouchner au ministère des affaires étrangères «avec une double mission prioritaire: l’indépendance du Kosovo et la liquidation de la politique arabe de la France». (Devinette: parmi les «clients» potentiels de M. Meyssan, qui est concerné par l’indépendance du Kosovo, et qui est concerné par la politique arabe de la France?)
Puisque Bernard Kouchner est entré en scène, une brève notice biographique s’impose. Celle de M. Meyssan – du moins dans sa première version, son cri du cœur – commence ainsi: «Kouchner, un Juif d’origine balte». Trente secondes de recherches auraient suffi à l’«enquêteur» Meyssan pour découvrir que Bernard Kouchner est né à Avignon d’un père juif et d’une mère protestante. Pourquoi M. Meyssan tenait-il à faire de lui un «Juif d’origine balte»?
Il est vrai que, d’une version française à l’autre, M. Kouchner a été «déjudaïsé». Mais les versions espagnole et portugaise du Réseau Voltaire ont bonne mémoire: «Kouchner, judío de origen báltico» ou «um judeu de origem báltica».
Le feuilleton «judéo-sioniste» continue. Les vacances américaines de la famille Sarkozy inspirent à Thierry Meyssan le «supplément d’information» que voici: «La facture, cette fois, est payée par Robert F. Agostinelli, un banquier d’affaires italo-new-yorkais, sioniste et néo-conservateur pur sucre qui s’exprime dans Commentary, la revue de l’American Jewish Committee.» On n’en voudra pas à M. Meyssan d’ignorer que Commentary n’est plus la revue de l’American Jewish Committee, et que lorsque M. Agostinelli s’y est «exprimé» c’était dans une lettre de lecteur au sujet d’un article un peu trop pessimiste, selon lui, quant à l’avenir de la société française. L’essentiel est qu’une fois encore, M. Meyssan nous indique la nature de ses obsessions.
Et ce n’est pas fini.
Passons rapidement sur une affirmation grotesque («L’annonce du divorce avec Cécilia est publiée par Libération, le journal de son ami Édouard de Rothschild, pour couvrir les slogans des manifestants un jour de grève générale») et arrêtons-nous sur l’avant-dernière phrase de l’article. Il y est question du mariage de Nicolas Sarkozy et Carla Bruni: «Cette fois, il choisit comme témoins Mathilde Agostinelli (l’épouse de Robert) et Nicolas Bazire, ancien directeur de cabinet d’Édouard Balladur devenu associé-gérant chez Rothschild». L’épouse d’un banquier d’affaires «sioniste» et un «associé-gérant chez Rothschild»: on ne pouvait rêver plus bel assortiment pour caractériser la personne de Nicolas Sarkozy, «un homme en qui tous s’accordent aujourd’hui à voir l’agent des États-Unis et d’Israël».
C’était là, nous l’avons dit, l’avant-dernière phrase de l’article. Voici la phrase suivante, la dernière donc: «Quand les Français auront-ils des yeux pour voir à qui ils ont à faire?».
Il semble que, pour voir qui est M. Meyssan, on n’ait plus besoin de grands éclaircissements.
Le pape Benoît XVI, le missel latin et les Juifs: un «non possumus»?
par le rabbin Rivon Krygier
Extrait de L’Arche n°598 (mars 2008)
En 1904, Théodore Herzl, qui tentait de faire valoir son idée d’un Foyer national juif, fut reçu au Vatican en audience officielle par le pape Pie X. C’est alors, raconte Herzl dans son Journal, que le pape lui asséna le fameux non possumus («nous ne pouvons»): «Les Juifs n’ont pas reconnu notre Seigneur, par conséquent nous ne pouvons reconnaître la nation juive!» Et d’ajouter que si les Juifs atteignaient en masse les côtes de la Palestine, les églises et les curés de la Terre sainte les attendraient pour les baptiser…
Toutes proportions gardées, le pape Benoît XVI vient-il de ranimer le spectre de la défiance entre Juifs et Chrétiens? C’est ce qu’il y a lieu de craindre, après les récentes précisions apportées par le Souverain Pontife au sujet du libellé de la prière du missel tridentin [1] pour le Vendredi saint.
Rappelons en grandes lignes l’historique de cette prière tristement célèbre. Pendant de nombreux siècles, la liturgie chrétienne du Vendredi saint était celle du pape Pie V (VIIe siècle), elle-même issue du code de Théodose (438). Elle disait en substance: «Dieu Tout-Puissant et éternel, Toi qui n’exclus pas même la perfidie [mécréance] juive de Ta miséricorde, exauce nos prières que nous T’adressons pour l’aveuglement de ce peuple. Afin qu’ayant reconnu la lumière de Ta vérité qui est le Christ, ils sortent de leurs ténèbres.»
Il aura fallu attendre le missel de 1962, instauré par le «bon pape» Jean XXIII, pour que la formule commence à s’adoucir: «Prions aussi pour les Juifs. Que le Seigneur notre Dieu fasse resplendir sur eux Sa face afin qu’ils reconnaissent, eux aussi, le Rédempteur de tous les hommes, Jésus-Christ, Notre Seigneur. Prions: Dieu éternel et Tout-Puissant, Toi qui fis alliance avec Abraham et sa descendance, écoute avec bonté les prières de Ton Église. Que le peuple racheté en premier puisse parvenir à la plénitude de la rédemption…» En parallèle, le missel latin de 1962 intercédait «pour les Juifs, afin que Dieu notre Seigneur enlève le voile qui couvre leurs cœurs» et, plus loin, les Juifs étaient encore qualifiés de «peuple aveugle».
La formidable mutation, respectueuse du judaïsme, advint en 1969 dans la foulée du concile Vatican II, suite à quoi la formule vernaculaire, seule autorisée, fut instaurée sous l’autorité de Paul VI: «Prions pour les Juifs à qui Dieu a parlé en premier, qu’ils progressent dans l’amour de Son Nom et la fidélité à Son alliance… Dieu éternel et tout-puissant, Toi qui as choisi Abraham et sa descendance pour en faire les fils de Ta promesse, conduis à la plénitude de la Rédemption le premier peuple de l’Alliance, comme Ton Église T’en supplie.»
Dans la tentative de rapatrier en son sein les intégristes catholiques réfractaires aux innovations de Vatican II, Jean-Paul II avait, dès 1984, autorisé que soit exceptionnellement toléré le recours au missel de langue latine de 1962, qui comprend l’invocation pour la conversion des Juifs. Or, suite à son Motu proprio de juillet 2007, le pape Benoît XVI a considérablement élargi les conditions pour que ce rite «extra-ordinaire» (marginal) soit utilisé, demandant aux évêques de répondre favorablement à ceux qui souhaiteraient le suivre, et le présentant comme «devant être honoré en raison de son usage vénérable et antique. Ces deux expressions de la lex orandi de l’Église n’induisent aucune division de la lex credendi de l’Église; ce sont en effet deux mises en œuvre de l’unique rite romain» (article 1).
On attendait les dernières précisions quant à la formule retenue. Elles viennent de tomber: «Prions pour les Juifs. Que notre Dieu et Seigneur illumine leurs cœurs, pour qu’ils reconnaissent Jésus comme sauveur de tous les hommes. Prions. Fléchissons les genoux. Levez-vous. Dieu éternel et tout-puissant, qui veux que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité, accorde, dans Ta bonté, que, la plénitude des nations étant entrée, tout Israël soit sauvé. Par le Christ notre Seigneur, Amen.» Il s’agit là d’une formulation proche de celle de Jean XXIII, mais d’avant le Concile de Vatican II.
Depuis, de nombreux représentants de l’Église tentent de minimiser la portée de cette décision, faisant valoir qu’elle ne concernait que des cercles marginaux et peu nombreux, et que l’accusation d’«aveuglement» des Juifs a été expurgée. Différentes organisations juives ont déjà réagi, et sont loin de partager cet avis. Je voudrais tenter dans les lignes qui suivent de montrer pourquoi nous avons de bonnes raisons de nous en émouvoir.
Il est très déplaisant pour les Juifs de savoir que les Chrétiens aspirent, au plus profond de leur foi, à la conversion des Juifs. Toutefois, tant qu’il s’agit d’exprimer ce vœu pieux pour la fin des temps, disons qu’on a le temps de voir venir (le Messie), que c’est de bonne guerre, et que Dieu reconnaîtra les siens. Il existe d’ailleurs des aspirations parallèles dans le judaïsme, comme chez Maïmonide qui écrit que «lorsque se révélera le véritable roi-messie, tous ces peuples [ayant cru en Jésus ou en Mahomet] reviendront [à la souche] et reconnaîtront que leurs ancêtres avaient hérité d’une parole mensongère et que leurs prophètes et pères les avaient fourvoyés» (Hil. Melakhim 11: 4).
Plus affligeant que ce type de triomphalisme eschatologique est le fait que l’Église ne s’est jamais départie très clairement – par une décision conciliaire, qui est le plus haut degré de magistère – ni de la mission de conversion des Juifs, ni de la conviction que le judaïsme ne constitue pas une voie de salut à part entière, c’est-à-dire sans en passer par la reconnaissance de la messianité et de la divinité du Christ.
Bien sûr, il n’appartient pas aux Juifs de dicter aux autorités chrétiennes ce qu’elles ont à penser de la religion d’Israël. Comme cela ne doit pas nous faire oublier que nous, Juifs, avons également sur ces sujets de quoi balayer devant notre porte.
Mais, comme en témoigne la formule instaurée par Paul VI, dans l’élan de Vatican II, l’Église catholique avait accompli un formidable bond en insistant sur la fidélité d’Israël à son alliance, et en laissant volontairement dans le flou la voie de «plénitude de la Rédemption», laissant ainsi ouverte la question du mode par lequel Israël y contribuerait et y accéderait. L’Église ne renonçait pas à ses aspirations, mais veillait à ne plus heurter la sensibilité juive, mise à lourde épreuve après des siècles d’antijudaïsme et parfois de conversions forcées.
Plus encore: en adoptant une formulation aussi aérée, l’Église incitait à poursuivre, avec une réflexion plus nuancée et approfondie sur la spécificité de l’alliance d’Israël dans l’économie du salut. Certains théologiens s’étaient aventurés sur la possibilité d’une articulation possible entre les deux spiritualités, qui ne passait plus par l’annexion pure et simple de l’autre, et cette orientation certes encore confuse se montrait très prometteuse [2].
Je crains que la récente inflexion du pape ait donné un signal fort de non possumus devant de telles velléités. Certes, le décret ne concerne aujourd’hui qu’une frange négligeable. Il n’invalide pas quarante ans d’avancées et de dialogue exemplaire entre Juifs et Chrétiens. Il n’en demeure pas moins que, pour la première fois depuis Nostra Aetate, le pape entraîne l’Église dans la voie du «recentrage» théologique.
Non, ce n’est pas une décision anodine mais principielle pour ce pape, qui a fait du «relativisme» (le pluralisme spirituel, les voies alternatives à celles du Christ) l’ennemi public numéro un de l’Église. Il est possible que sa préoccupation immédiate ne soit pas le sort spirituel des Juifs mais la nécessité pour lui de reprendre la main, face à la déperdition catholique en Occident et à l’essor vertigineux des Églises évangélistes et pentecôtistes dans le monde. On peut craindre cependant que la boîte de Pandore ait été ouverte, et qu’en ces temps de repli identitaire et religieux, la marginalité d’aujourd’hui redevienne subrepticement centrale, et qu’elle se saisisse de ces ambitions dès lors qu’une pleine légitimité à l’espoir de conversion des Juifs a été ranimée, selon les anciennes formules.
Aussi bien, si la relecture de l’Épître aux Romains (11) de l’apôtre Paul peut laisser entendre que la pleine conversion des Juifs ne serait effective qu’à la fin des temps, «après l’entrée de tous les païens dans l’Église», comme peut le suggérer cette prière, rien n’interdit de penser qu’elle ne doive être préparée ou hâtée en quelque façon…
Il n’est pas propice à la sérénité qui doit présider à tout dialogue interreligieux de s’entretenir avec des personnes qui se donnent pour mission sacrée de vous enlever le voile qui couvre votre cœur, même quand cela est formulé sous le versant chatoyant de la lumière qui va vous l’éclairer [3]. Faut-il rappeler que la force exemplaire de l’Amitié judéo-chrétienne de France est qu’elle a posé d’entrée de jeu dans ses statuts qu’elle excluait «de son activité toute tendance au syncrétisme et toute espèce de prosélytisme»? Je suis peiné et déçu de cette régression, et crains d’exprimer ici l’avis de nombreux Juifs, y compris parmi ceux qui sont les plus engagés dans le dialogue entre nos deux religions.
1. Rituel de prières issu du Concile de Trente (1563) et rendu obligatoire.
2. Pour une vision globale des prises de position catholiques sur le pluralisme religieux, voir l’ouvrage de Geneviève Comeau, Grâce à l’autre, Atelier, 2004.
3. Il s’agit bien de la même intention, comme le montre la référence sous-tendue à l’Épître de Paul: 2 Corinthiens 3, 13-16.
Extrait de L’Arche n°598 (mars 2008)
En 1904, Théodore Herzl, qui tentait de faire valoir son idée d’un Foyer national juif, fut reçu au Vatican en audience officielle par le pape Pie X. C’est alors, raconte Herzl dans son Journal, que le pape lui asséna le fameux non possumus («nous ne pouvons»): «Les Juifs n’ont pas reconnu notre Seigneur, par conséquent nous ne pouvons reconnaître la nation juive!» Et d’ajouter que si les Juifs atteignaient en masse les côtes de la Palestine, les églises et les curés de la Terre sainte les attendraient pour les baptiser…
Toutes proportions gardées, le pape Benoît XVI vient-il de ranimer le spectre de la défiance entre Juifs et Chrétiens? C’est ce qu’il y a lieu de craindre, après les récentes précisions apportées par le Souverain Pontife au sujet du libellé de la prière du missel tridentin [1] pour le Vendredi saint.
Rappelons en grandes lignes l’historique de cette prière tristement célèbre. Pendant de nombreux siècles, la liturgie chrétienne du Vendredi saint était celle du pape Pie V (VIIe siècle), elle-même issue du code de Théodose (438). Elle disait en substance: «Dieu Tout-Puissant et éternel, Toi qui n’exclus pas même la perfidie [mécréance] juive de Ta miséricorde, exauce nos prières que nous T’adressons pour l’aveuglement de ce peuple. Afin qu’ayant reconnu la lumière de Ta vérité qui est le Christ, ils sortent de leurs ténèbres.»
Il aura fallu attendre le missel de 1962, instauré par le «bon pape» Jean XXIII, pour que la formule commence à s’adoucir: «Prions aussi pour les Juifs. Que le Seigneur notre Dieu fasse resplendir sur eux Sa face afin qu’ils reconnaissent, eux aussi, le Rédempteur de tous les hommes, Jésus-Christ, Notre Seigneur. Prions: Dieu éternel et Tout-Puissant, Toi qui fis alliance avec Abraham et sa descendance, écoute avec bonté les prières de Ton Église. Que le peuple racheté en premier puisse parvenir à la plénitude de la rédemption…» En parallèle, le missel latin de 1962 intercédait «pour les Juifs, afin que Dieu notre Seigneur enlève le voile qui couvre leurs cœurs» et, plus loin, les Juifs étaient encore qualifiés de «peuple aveugle».
La formidable mutation, respectueuse du judaïsme, advint en 1969 dans la foulée du concile Vatican II, suite à quoi la formule vernaculaire, seule autorisée, fut instaurée sous l’autorité de Paul VI: «Prions pour les Juifs à qui Dieu a parlé en premier, qu’ils progressent dans l’amour de Son Nom et la fidélité à Son alliance… Dieu éternel et tout-puissant, Toi qui as choisi Abraham et sa descendance pour en faire les fils de Ta promesse, conduis à la plénitude de la Rédemption le premier peuple de l’Alliance, comme Ton Église T’en supplie.»
Dans la tentative de rapatrier en son sein les intégristes catholiques réfractaires aux innovations de Vatican II, Jean-Paul II avait, dès 1984, autorisé que soit exceptionnellement toléré le recours au missel de langue latine de 1962, qui comprend l’invocation pour la conversion des Juifs. Or, suite à son Motu proprio de juillet 2007, le pape Benoît XVI a considérablement élargi les conditions pour que ce rite «extra-ordinaire» (marginal) soit utilisé, demandant aux évêques de répondre favorablement à ceux qui souhaiteraient le suivre, et le présentant comme «devant être honoré en raison de son usage vénérable et antique. Ces deux expressions de la lex orandi de l’Église n’induisent aucune division de la lex credendi de l’Église; ce sont en effet deux mises en œuvre de l’unique rite romain» (article 1).
On attendait les dernières précisions quant à la formule retenue. Elles viennent de tomber: «Prions pour les Juifs. Que notre Dieu et Seigneur illumine leurs cœurs, pour qu’ils reconnaissent Jésus comme sauveur de tous les hommes. Prions. Fléchissons les genoux. Levez-vous. Dieu éternel et tout-puissant, qui veux que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité, accorde, dans Ta bonté, que, la plénitude des nations étant entrée, tout Israël soit sauvé. Par le Christ notre Seigneur, Amen.» Il s’agit là d’une formulation proche de celle de Jean XXIII, mais d’avant le Concile de Vatican II.
Depuis, de nombreux représentants de l’Église tentent de minimiser la portée de cette décision, faisant valoir qu’elle ne concernait que des cercles marginaux et peu nombreux, et que l’accusation d’«aveuglement» des Juifs a été expurgée. Différentes organisations juives ont déjà réagi, et sont loin de partager cet avis. Je voudrais tenter dans les lignes qui suivent de montrer pourquoi nous avons de bonnes raisons de nous en émouvoir.
Il est très déplaisant pour les Juifs de savoir que les Chrétiens aspirent, au plus profond de leur foi, à la conversion des Juifs. Toutefois, tant qu’il s’agit d’exprimer ce vœu pieux pour la fin des temps, disons qu’on a le temps de voir venir (le Messie), que c’est de bonne guerre, et que Dieu reconnaîtra les siens. Il existe d’ailleurs des aspirations parallèles dans le judaïsme, comme chez Maïmonide qui écrit que «lorsque se révélera le véritable roi-messie, tous ces peuples [ayant cru en Jésus ou en Mahomet] reviendront [à la souche] et reconnaîtront que leurs ancêtres avaient hérité d’une parole mensongère et que leurs prophètes et pères les avaient fourvoyés» (Hil. Melakhim 11: 4).
Plus affligeant que ce type de triomphalisme eschatologique est le fait que l’Église ne s’est jamais départie très clairement – par une décision conciliaire, qui est le plus haut degré de magistère – ni de la mission de conversion des Juifs, ni de la conviction que le judaïsme ne constitue pas une voie de salut à part entière, c’est-à-dire sans en passer par la reconnaissance de la messianité et de la divinité du Christ.
Bien sûr, il n’appartient pas aux Juifs de dicter aux autorités chrétiennes ce qu’elles ont à penser de la religion d’Israël. Comme cela ne doit pas nous faire oublier que nous, Juifs, avons également sur ces sujets de quoi balayer devant notre porte.
Mais, comme en témoigne la formule instaurée par Paul VI, dans l’élan de Vatican II, l’Église catholique avait accompli un formidable bond en insistant sur la fidélité d’Israël à son alliance, et en laissant volontairement dans le flou la voie de «plénitude de la Rédemption», laissant ainsi ouverte la question du mode par lequel Israël y contribuerait et y accéderait. L’Église ne renonçait pas à ses aspirations, mais veillait à ne plus heurter la sensibilité juive, mise à lourde épreuve après des siècles d’antijudaïsme et parfois de conversions forcées.
Plus encore: en adoptant une formulation aussi aérée, l’Église incitait à poursuivre, avec une réflexion plus nuancée et approfondie sur la spécificité de l’alliance d’Israël dans l’économie du salut. Certains théologiens s’étaient aventurés sur la possibilité d’une articulation possible entre les deux spiritualités, qui ne passait plus par l’annexion pure et simple de l’autre, et cette orientation certes encore confuse se montrait très prometteuse [2].
Je crains que la récente inflexion du pape ait donné un signal fort de non possumus devant de telles velléités. Certes, le décret ne concerne aujourd’hui qu’une frange négligeable. Il n’invalide pas quarante ans d’avancées et de dialogue exemplaire entre Juifs et Chrétiens. Il n’en demeure pas moins que, pour la première fois depuis Nostra Aetate, le pape entraîne l’Église dans la voie du «recentrage» théologique.
Non, ce n’est pas une décision anodine mais principielle pour ce pape, qui a fait du «relativisme» (le pluralisme spirituel, les voies alternatives à celles du Christ) l’ennemi public numéro un de l’Église. Il est possible que sa préoccupation immédiate ne soit pas le sort spirituel des Juifs mais la nécessité pour lui de reprendre la main, face à la déperdition catholique en Occident et à l’essor vertigineux des Églises évangélistes et pentecôtistes dans le monde. On peut craindre cependant que la boîte de Pandore ait été ouverte, et qu’en ces temps de repli identitaire et religieux, la marginalité d’aujourd’hui redevienne subrepticement centrale, et qu’elle se saisisse de ces ambitions dès lors qu’une pleine légitimité à l’espoir de conversion des Juifs a été ranimée, selon les anciennes formules.
Aussi bien, si la relecture de l’Épître aux Romains (11) de l’apôtre Paul peut laisser entendre que la pleine conversion des Juifs ne serait effective qu’à la fin des temps, «après l’entrée de tous les païens dans l’Église», comme peut le suggérer cette prière, rien n’interdit de penser qu’elle ne doive être préparée ou hâtée en quelque façon…
Il n’est pas propice à la sérénité qui doit présider à tout dialogue interreligieux de s’entretenir avec des personnes qui se donnent pour mission sacrée de vous enlever le voile qui couvre votre cœur, même quand cela est formulé sous le versant chatoyant de la lumière qui va vous l’éclairer [3]. Faut-il rappeler que la force exemplaire de l’Amitié judéo-chrétienne de France est qu’elle a posé d’entrée de jeu dans ses statuts qu’elle excluait «de son activité toute tendance au syncrétisme et toute espèce de prosélytisme»? Je suis peiné et déçu de cette régression, et crains d’exprimer ici l’avis de nombreux Juifs, y compris parmi ceux qui sont les plus engagés dans le dialogue entre nos deux religions.
1. Rituel de prières issu du Concile de Trente (1563) et rendu obligatoire.
2. Pour une vision globale des prises de position catholiques sur le pluralisme religieux, voir l’ouvrage de Geneviève Comeau, Grâce à l’autre, Atelier, 2004.
3. Il s’agit bien de la même intention, comme le montre la référence sous-tendue à l’Épître de Paul: 2 Corinthiens 3, 13-16.
Les obsessions «antisionistes» du sous-préfet Guigue
Extrait de L’Arche n°599 (avril 2008)
Un sous-préfet a été démis de ses fonctions pour avoir publié un article violemment anti-israélien (chacun de ces deux qualificatifs, «violemment» et «anti-israélien», peut être considéré comme un euphémisme). Faut-il revenir sur tout cela, le fonctionnaire ayant été sanctionné par sa hiérarchie? On ne tire pas sur une ambulance, dit l’adage. Mais, outre que M. Guigue et ses amis de tous bords ne paraissent pas s’être résignés à la sanction qui le frappe, le véhicule symbolique qui les transporte ressemble moins à une ambulance qu’à une voiture piégée.
En présentant M. Guigue comme une innocente victime, en défendant ses thèses au nom de la liberté d’expression, ses amis – dont la liste va de l’extrême gauche à l’extrême droite – tentent de faire passer dans l’opinion publique une manière de critiquer Israël et les Juifs qui est dérogatoire, non seulement aux règles de l’administration française, mais aux principes républicains. C’est donc d’éthique qu’il s’agit; c’est une hygiène de la vie publique qui est en jeu. Certaines des phrases publiées par M. Guigue, dans l’article qui a causé sa sanction et dans des écrits antérieurs que nous rapportons ici, ne peuvent se lire sans un frisson.
Quoi que l’on pense de la personne de M. Guigue, quelque hypothèse que l’on formule quant à ses motivations profondes – et, là-dessus, nous laisserons le lecteur juger par lui-même –, il y a dans «l’affaire Guigue» tous les éléments d’une grave transgression que l’on ne saurait passer sous silence. Lisez ce travail réalisé par la rédaction de «L’Arche», et faites-vous une opinion quant à ce qu’il est aujourd’hui permis – ou non – d’écrire sur Israël et sur les Juifs.
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Le samedi 22 mars 2008, on apprenait le limogeage du sous-préfet de Saintes (Charente-Maritime), Bruno Guigue. Le ministère de l’intérieur faisait savoir qu’il était reproché à M. Guigue d’avoir publié le 13 mars, sur le site internet Oumma.com, une tribune «violemment anti-israélienne». Le sous-préfet avait notamment écrit qu’Israël est «le seul État au monde dont les snipers abattent des fillettes à la sortie des écoles», et ironisé sur «les geôles israéliennes, où grâce à la loi religieuse, on s’interrompt de torturer pendant shabbat». Une dépêche de l’AFP précisait encore que la ministre de l’intérieur, Michèle Alliot-Marie, ayant «été mise au courant mercredi du contenu de cette tribune», avait «immédiatement décidé de mettre fin aux fonctions» de M. Guigue.
Le lendemain, 23 mars, le préfet de Charente-Maritime, Jacques Reiller, expliquait que cette sanction était justifiée par le fait que M. Guigue a enfreint son devoir de réserve, et que ce faisant il «s’est mis lui-même en dehors des conditions d’exercice de sa fonction». Le préfet soulignait encore: «C’est le principe même du respect du devoir de réserve qui était enfreint. Toute la fonction publique repose sur un devoir de réserve, une obligation de neutralité, qui correspond à l’égalité de traitement de tous les citoyens, quelle que soit leur sensibilité ou leur préférence».
M. Guigue n’est pas réduit au chômage: administrateur civil «détaché dans les fonctions de sous-préfet» depuis l’automne dernier, il «est reversé dans son cadre d’origine», a expliqué le préfet de Charente-Maritime. Il reste dans la fonction publique en tant qu’administrateur civil.
Démis de ses fonctions de sous-préfet, M. Guigue ne semble pas avoir renoncé à ses activités militantes. Au contraire, peut-on dire. Et, dans ces activités, il ne manque pas de soutiens.
Ainsi, l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) reproduit le lundi 24 mars 2008, sur son site internet, l’article de M. Guigue qui a causé son limogeage, en le faisant précéder d’une introduction signée par une des dirigeantes de l’AFPS, Claude Léostic:
«C’est en tant que citoyen et auteur reconnu que Bruno Guigue, par ailleurs haut fonctionnaire, a écrit cet article critique de l’État israélien au nom même de la déclaration universelle des droits de l’Homme. Son limogeage immédiat est une sanction politique inacceptable et très préoccupante qui confirme les pressions exercées par le lobby pro-israélien en France pour museler toute critique de la violente politique coloniale israélienne.»
Pour sa part, un collectif intitulé «Pas-En-Notre-Nom-974» (d’après le code du département de la Réunion, où M. Guigue a été en poste) publie un communiqué où il indique:
«Bruno Guigue a été notre compagnon de route à la Réunion depuis la fondation du collectif en novembre 2002. Nous avons assisté à ses conférences contre les guerres, d’Irak, d’Afghanistan, et du Liban.»
Ayant ainsi attesté que, dans ses précédentes fonctions, M. Guigue avait déjà une pratique très personnelle du devoir de réserve, le collectif réunionnais témoigne dans la suite de son communiqué que l’«antisionisme» de son ancien mentor a laissé des traces:
«Il faut se souvenir comment fonctionne le pouvoir aux USA. Le Congrès a une énorme importance formelle (même si l’exécutif invente des procédures pour le contourner si besoin est) et l’appui des lobbys, dont l’un des principaux est le lobby juif, officiellement déclaré comme tel, est parfois vital pour le Président quand il veut faire passer certains textes.»
Un site internet connu pour l’extrême violence de ses propos, et nommé par antiphrase Planete-non-violence, contribue lui aussi à la défense de M. Guigue en explicitant ainsi ses idées:
«Actuellement, l’atmosphère ambiante de la Sarkozie est celle d’une soumission inconditionnelle au diktat sioniste. Il s’agit de placer la France, sa politique étrangère, et maintenant sa politique intérieure – en adoptant mot pour mot la position sioniste contre l’Iran, en choisissant, sous le diktat de l’officine sioniste à Paris, le CRIF, comme ministre des affaires étrangères un sioniste pro atlantiste Bernard Kouchner, puis en nommant comme “ambassadeur des droits de l’homme” un pro sioniste notoire François Zimmeray [sic], et maintenant avec la décision de la ministre de l’intérieur de soumettre la fonction publique au diktat sioniste – il s’agit ni plus ni moins que de placer la France sous tutelle sioniste.»
Dans un communiqué en date du 25 mars 2008, le MRAP «condamne le limogeage de M. Guigue», cette sanction ayant été causée, explique-t-il, par un article écrit «en réaction à une tribune d’intellectuels inconditionnels d’Israël visant à déconsidérer l’ONU et à condamner des résolutions du Conseil des Droits de l’Homme». Selon le MRAP, «le pouvoir en place démontre une nouvelle fois que la critique de la politique d’Israël relève d’un tabou qu’il est toujours dangereux de transgresser».
Le 26 mars, le Front national publie un communiqué où il affirme qu’un fonctionnaire «a le droit de publier, en dehors de ses strictes fonctions, des analyses politiques», mais que «si ce fonctionnaire critique la politique de l’État d’Israël», «les dénonciations et les foudres ministérielles s’abattent sur lui en extrême urgence». En conclusion, «le Front national proteste contre la servilité et la brutalité de Mme Alliot-Marie».
Va pour la «brutalité», c’est affaire de jugement. Mais quand le Front national reproche à la ministre de l’intérieur sa «servilité», une question s’impose: servilité envers qui?
Une réponse nous est donnée, dans l’hebdomadaire d’extrême gauche «Politis» (27 mars 2008), par le chroniqueur Bernard Langlois, qui s’est lui-même signalé à plusieurs reprises par des formules équivoques sur les Juifs et Israël. Décrivant le sous-préfet limogé comme un «bon connaisseur des questions internationales, en particulier proche-orientales», M. Langlois fait savoir à ses lecteurs que l’article litigieux de M. Guigue était une réponse à une tribune publiée dans «Le Monde» par les «habituels agents d’influence israéliens, les Bruckner, Finkielkraut, Lanzmann, Taguieff et autres Élie Wiesel».
Le lecteur le plus naïf n’aura pas manqué de remarquer que les noms de ces «agents d’influence israéliens» (autrement dit: hommes à la solde d’Israël), ne sont pas vraiment «de chez nous» – même si, et il l’ignore sans doute, deux des cinq «agents d’influence israéliens» supposés ne sont pas juifs. Et M. Langlois de conclure:
«Une fois encore, la censure d’État s’exerce contre un homme seul, sur la pression d’un lobby pro-israélien solidement incrusté au cœur du système politico-médiatique français.»
Bon Dieu, mais c’est bien sûr! Où avions-nous la tête? Voilà envers qui se manifeste la «servilité» de la ministre de l’intérieur: un «lobby» qui agit «au cœur du système politico-médiatique français» et dont les «agents d’influence» signent des tribunes dans «Le Monde». Vous faut-il un dessin?
Le ton ayant été ainsi donné, tout ce que la France compte d’«antisionistes» enragés va se lancer dans la bataille. D’un même souffle, ils diront leur solidarité avec M. Guigue et leur détestation du «lobby» dont il est la victime.
Plus préoccupantes encore, cependant, sont les défenses de M. Guigue offertes par des personnes adoptant un ton plus modéré et revendiquant pour le fonctionnaire un droit à la libre parole. Outre que ces personnes font montre d’une étrange conception du devoir de réserve qui s’impose aux fonctionnaires (étrange, et sans doute à sens unique: qu’on imagine un sous-préfet publiant des articles inspirés du programme du Front national), elles tendent à banaliser un mode d’expression qui était jusqu’ici réservé aux marges les plus nauséabondes de la vie politique française.
Dans ces circonstances, dire en quoi les propos de M. Guigue sont proprement intolérables, ce n’est pas nous livrer à une chasse aux idéologues antisionistes agissant en France (nous aurions pu le faire plus tôt si nous en avions eu le désir, car les textes de M. Guigue sont connus de longue date). C’est contribuer à mieux définir les limites au-delà desquelles le débat légitime se mue en menace à la paix civile. Car, s’agissant de M. Guigue – et, dorénavant, de ses divers amis et défenseurs –, ces limites ont été franchies.
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L’article de M. Guigue daté du 13 mars, qui est à l’origine de toute l’affaire, se présentait comme une réponse à une tribune publiée dans le quotidien «Le Monde» daté du 28 février 2008, sous le titre «L’ONU contre les droits de l’homme». Ayant rappelé que lors de la Conférence mondiale contre le racisme réunie en 2001, à l’initiative des Nations unies, à Durban (Afrique du Sud), «c’est au nom des droits des peuples que furent scandés des “mort à l’Amérique!” et “mort à Israël!”; et c’est au nom du relativisme culturel qu’on fit silence sur les discriminations et violences commises contre les femmes», les auteurs de cette tribune écrivaient:
«Alarmée par les graves dysfonctionnements ainsi mis en lumière au sein de sa Commission des droits de l’homme, l’ONU inaugurait en juin 2006 un tout nouveau Conseil des droits de l’homme (CDH), censé remédier à de si préoccupantes dérives. Aujourd’hui, le constat est plus qu’amer: c’est à la consécration même de ces dérives que nous assistons dans la perspective du forum dit de Durban 2, qui se tiendra en 2009.
Plus gravement encore, l’élaboration officielle de nouvelles normes marquera, si celles-ci sont gravées dans le marbre d’une nouvelle et très particulière “déclaration des droits de l’homme”, la mise à mort de l’universalité des droits. Par sa mécanique interne, les coalitions et les alliances qui s’y constituent, les discours qui s’y tiennent, les textes qui s’y négocient et la terminologie utilisée anéantissent la liberté d’expression, légitiment l’oppression des femmes et stigmatisent les démocraties occidentales.»
Les auteurs de la tribune précisaient leur pensée:
«Que pèse le sort du peuple tibétain face aux enjeux des exportations vers la Chine? Quel est le prix de la liberté pour Ayaan Hirsi Ali, ex-députée néerlandaise, menacée de mort, après l’assassinat en 2004 de son ami le réalisateur Théo Van Gogh, accusé d’avoir blasphémé l’islam dans le film “Soumission”? Les exemples s’additionnent qui, de Taslima Nasreen à Salman Rushdie, de Robert Redeker à Mohamed Sifaoui, apportent la preuve que l’intégrisme islamiste impose sa loi par la terreur. Combien d’Algériens, de femmes au Maghreb, au Proche-Orient, en Turquie, au Pakistan ont déjà payé du prix de leur vie le refus de se soumettre à l’obscurantisme religieux?
Si, par malheur, l’ONU devait consacrer l’imposition de tels critères, si le blasphème devait être assimilé à du racisme, si le droit à la critique de la religion devait être mis hors la loi, si la loi religieuse devait s’inscrire dans les normes internationales, ce serait une régression aux conséquences désastreuses, et une perversion radicale de toute notre tradition de lutte contre le racisme, qui n’a pu et ne peut se développer que dans la liberté de conscience la plus absolue.»
Et ils concluaient en ces termes:
«Soit les démocraties se ressaisissent, à l’exemple du Canada, qui vient d’annoncer son refus de participer à la conférence de Durban 2, estimant qu’elle risquait d’être “marquée par des expressions d’intolérance et d’antisémitisme”, et cessent de s’abstenir ou de voter des résolutions contraires à l’idéal universel de 1948, soit l’obscurantisme religieux et son cortège de crimes politiques triompheront, sous les bons auspices des Nations unies. Et lorsque les paroles de haine seront transformées en actes, nul ne pourra dire: “Nous ne savions pas”.»
Dans cette tribune publiée par «Le Monde», il n’est pratiquement pas question d’Israël. Le texte comporte au total 1 158 mots; on y trouve deux fois le mot «Israël», une fois le mot «antisémitisme», et pas une seule fois le mot «juif». Cette tribune vise essentiellement, nous l’avons vu, les dérives auxquelles se livrent certains États au nom de l’islam – des dérives qui se traduisent par une violation des droits humains de leurs propres populations, et auxquelles le nouveau Conseil des droits de l’homme de l’ONU s’apprête à donner sa bénédiction en l’assortissant d’attaques contre les démocraties occidentales.
Or M. Guigue, écrivant le 13 mars pour le public musulman du site Oumma.com, se livre à une véritable manipulation visant à dissimuler le contenu réel de ce texte. Il explique aux lecteurs d’Oumma.com que la tribune du «Monde» a été signée par «des intellectuels organiques du lobby pro-israélien», et qu’elle a pour objet la défense d’Israël. D’où le titre de son article: «Quand le lobby pro-israélien se déchaîne contre l’ONU».
M. Guigue commence par présenter à ses lecteurs «la liste des signataires» de la tribune du «Monde». Et voici la version qu’il en donne: «Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Claude Lanzmann, Élie Wiesel, Pierre-André Taguieff, Frédéric Encel». Ces gens-là ne sont certes pas, quoi qu’en disent MM. Guigue et Langlois, des «agents d’influence israéliens»; mais il y a parmi eux plusieurs Juifs, et cela semble suffire. En revanche, M. Guigue passe sous silence la présence, parmi les signataires, des auteures iraniennes Chala Chafiq et Chahdortt Djavann, du journaliste algérien Mohamed Sifaoui, du prix Nobel de physique Georges Charpak, des philosophes Élisabeth Badinter, Élisabeth de Fontenay et Adrien Barrot, de l’avocat Christian Charrière-Bournazel, du professeur Bernard Debré, des écrivains Albert Memmi et Thierry Jonquet; pas encore fichés comme «agents d’influence», sans doute…
Ce travail de falsification (qui sera relayé par les partisans de M. Guigue, lesquels lui emprunteront la «liste» des auteurs de la tribune qu’il attaque) a pour but de faire croire aux lecteurs d’Oumma.com que les signataires de la tribune incriminée sont «des intellectuels organiques du lobby pro-israélien», c’est-à-dire, en bon français, des individus ayant partie liée avec un groupe social dont ils expriment les intérêts (le «lobby» qui ne dit pas son nom, ou les forces obscures qui se dissimulent derrière lui). Et ces gens-là, M. Guigue sait les débusquer, il les reconnaît de loin car, écrit-il, leur «omniprésence nous est devenue familière».
Après la falsification, viennent les injures. Voici comment M. Guigue décrit, à l’usage de ses lecteurs, les arguments de la partie adverse: «d’une hystérie verbale et d’une mauvaise foi insondables», des «accusations» évidemment «mensongères», «un usage grossier de la calomnie», une «rhétorique lobbyiste» employée par «les thuriféraires d’Israël», «une polémique grossière» menée par des «idéologues» qui «pérorent gravement» en «imaginant une dramaturgie grossière», une «prose haineuse» mue par une «psychose paranoïaque». On croyait lire un article tiers-mondiste posté sur un site islamique; on se retrouve dans l’univers de «Gringoire» et de «Je suis partout».
Selon M. Guigue, les auteurs de la tribune incriminée, ces agents «du lobby pro-israélien», ont pour seule motivation d’insulter l’islam et les musulmans afin de défendre «Israël, seul État au monde dont les snipers abattent des fillettes à la sortie des écoles»; un Israël encore défini par lui comme «cet artefact colonial bâti au forceps sur les ruines de la Palestine au nom de la Bible et de la Shoah». L’auteur n’a pas de mots assez violents pour dénoncer Israël:
«Ses admirateurs occidentaux doivent certainement s’extasier sur les prouesses d’une armée capable de tuer aussi aisément des enfants avec des missiles. Ils doivent aussi se confondre d’admiration devant les geôles israéliennes, où grâce à la loi religieuse, on s’interrompt de torturer durant le shabbat. L’État hébreu mérite bien ce concert de louanges que les intellectuels organiques lui décernent à longueur de colonnes.»
En réponse à une remarque d’un lecteur du site Oumma.com, qui lui reproche d’accorder trop d’importance à ces pétitionnaires s’exprimant dans «Le Monde», M. Guigue «se lâche». Nous sommes toujours le 13 mars 2008. Voici ce qu’écrit M. Guigue:
«Je comprends qu’on veuille ignorer les péroraisons des intellectuels organiques, faire comme s’ils n’existaient pas. Mais ce serait leur donner raison. Resté [sic] sans réponse dans “Le Monde”, cette prose appelait sa réfutation dans Oumma. L’hégémonie idéologique du lobby est comme la suprématie militaire d’Israël: dès qu’on l’affronte, elle se lézarde.»
Rien ne vaut une réaction spontanée et «à chaud» pour clarifier les questions. L’ennemi principal est bien identifié, sans ambiguïté aucune. L’ennemi n’est pas là-bas, au Proche-Orient. Il est ici, il se terre parmi nous: c’est ce «lobby» dont «l’hégémonie idéologique» est vécue par M. Guigue comme une menace quasi physique. Outre l’extrême violence du ton, on est frappé par ce qu’il faut bien appeler – pour retourner à M. Guigue son propre compliment – la paranoïa qui se dégage de ces propos.
Face à une tribune mettant en cause le fonctionnement d’une instance onusienne où des États aux régimes obscurantistes et dictatoriaux imposent une conception adultérée des droits humains, M. Guigue répond en déplaçant le débat vers le cas d’Israël qui, nous l’avons dit, est presque totalement absent du texte. Et il y ajoute, comme s’il se sentait lui-même visé, une attaque ad hominem contre les auteurs, qualifiés par lui à trois reprises d’«intellectuels organiques» au service d’un fantasmatique «lobby pro-israélien».
Sous-préfet ou pas, devoir de réserve ou pas, les propos de M. Guigue témoignent d’une obsession pour le moins curieuse. Les responsables du ministère de l’intérieur ayant été informés de ces propos (suite, semble-t-il, à un «billet» diffusé le 18 mars sur la radio juive RCJ par Luc Rosenzweig, ancien rédacteur en chef au «Monde»), ils en ont tiré les conclusions qui s’imposaient.
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Le 24 mars, suite à l’annonce de la sanction qui le frappe, l’AFP rapporte des propos de Bruno Guigue selon lesquels il fait «des analyses géopolitiques depuis dix ans», et ce «en dehors de ses fonctions». Pour ce qui est du rapport entre ses écrits et ses «fonctions», M. Guigue semble avoir une conception singulièrement fantaisiste du devoir de réserve qui s’impose à l’administration préfectorale. Par ailleurs, en fait d’«analyses géopolitiques», les écrits de M. Guigue révèlent une étrange obsession pour un sujet, un seul: les méfaits de l’État juif et du «lobby» qui lui est associé, des méfaits qui restent impunis grâce au soutien d’un Occident chrétien prisonnier de son sentiment de culpabilité envers les Juifs.
Ce discours obsessionnel, M. Guigue l’a développé dans des livres publiés aux Éditions de L’Harmattan, et il l’égrène depuis quelques années dans des chroniques publiées par le site islamique militant Oumma.com – celui-là même qui publia jadis les harangues de Tariq Ramadan contre les «intellectuels communautaires», juifs ou supposés tels. Dans ces chroniques, l’énoncé pro-palestinien, pro-islamique ou pro-islamiste sert de base à un discours monomaniaque qui aboutit immanquablement à la dénonciation des Israéliens et de leurs suppôts français.
Les chroniques de M. Guigue sur Oumma.com sont toutes suivies de la mention: «Diplômé de l’École normale supérieure et de l’ENA». L’intitulé «ancien élève» eût sans doute mieux convenu, mais laissons cela. L’important est que M. Guigue, s’il ne précise pas les fonctions qu’il occupe, tient à se présenter lui-même comme un grand commis de l’État – bien qu’à tout prendre son parcours professionnel, depuis sa sortie de l’ENA, ait été plutôt poussif.
Les lecteurs de Oumma.com ont reçu le message. Ils disent haut et fort leur plaisir de voir des préjugés «antisionistes», souvent catalogués comme primaires, entérinés par un représentant supposé des «élites» françaises. De fait, la prose de M. Guigue – qui balance, selon les périodes, entre la componction jésuitique et l’imprécation maurrassienne – est un ample manteau sous lequel se dissimulent des pulsions inavouables. Levons un coin de ce manteau.
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Le trait le plus frappant, dans la production de M. Guigue sur Oumma.com, est la place démesurée qu’y occupe Israël. Après tout, Oumma.com est ce qu’il est convenu d’appeler un site communautaire musulman. Ses lecteurs sont intéressés, a priori, par divers sujets. Et si M. Guigue dit qu’il se spécialise dans les «analyses géopolitiques», là aussi les sujets ne devraient pas lui manquer. Or il n’est pas un de ses articles, pas un seul (il en a publié dix-huit à ce jour), où il n’exprime sa hantise du complot israélien. Même dans un article consacré à la situation en Irak il trouve le moyen d’expliquer que Paul Wolfowitz opère «la jonction entre la droite fondamentaliste américaine et la droite nationaliste israélienne», ce qui fait de lui «l’homme clé de la stratégie du chaos au Moyen-Orient» [1].
Cette obsession apparaît déjà dans un article de M. Guigue publié en avril 1998 par la revue chrétienne «Études», sous un titre quelque peu bizarre: «Le complexe judéo-européen». Au terme d’une exposition longue, répétitive et confuse, l’auteur y livre «le véritable secret de la connivence qui unit les Européens à l’État d’Israël». Et ce secret tient en peu de mots: les Européens «s’imaginent» que cette connivence «les dédouane de leur responsabilité historique» envers les Juifs.
Après avoir dit sa compassion – dont nous n’avons pas de raisons de discuter, ici, la sincérité – pour les victimes de la Shoah, M. Guigue définit ce qu’il nomme «le complexe judéo-européen» en ces termes: «ce crime imprescriptible qui lui colle à la peau, l’Occident n’aspire qu’à s’en débarrasser».
Bref, il s’agit là de l’argument mille fois ressassé selon lequel les Palestiniens paieraient pour les crimes que les Européens ont commis envers les Juifs. L’argument n’est pas plus convaincant qu’il n’est original. Et l’on peut, avec non moins de vraisemblance, tenir un propos exactement inverse: la culpabilité irréfragable imputée à l’État d’Israël, par M. Guigue et ses amis, leur permet d’exonérer rétroactivement les auteurs des crimes contre le peuple juif, de sorte que leur antisionisme actuel ne serait qu’un moyen de se «débarrasser» de «ce crime imprescriptible» qui leur colle à la peau.
Quoi qu’il en soit, la «démonstration» de M. Guigue s’achève sur une note d’espoir: Israël s’abîme sous le poids de ses propres fautes, et «il doit désormais son existence beaucoup plus à l’influence du lobby juif américain qu’à son pouvoir d’enchantement». Apparemment fort heureux de sa découverte, M. Guigue développe une thèse identique dans un livre qu’il fait paraître la même année [2].
En 2006, M. Guigue publie dans Oumma.com un article sur «l’aveuglement occidental» (envers Israël, s’entend), où il explique que «le Vieux Continent» est «paralysé par son complexe freudien à l’égard d’Israël» [3]. Le retour à cet étrange mot de «complexe», huit ans après l’article d’«Études», témoigne d’une remarquable continuité dans l’esprit de M. Guigue. Et l’on ne peut s’empêcher de méditer sur l’adjectif encore plus incongru qui l’accompagne: «freudien». De quel Freud s’agit-il là? De quelle filiation, réelle ou symbolique, M. Guigue veut-il s’affranchir, et quelle est la cause profonde de la violence qui traverse ses écrits?
Entre-temps, en 2003, M. Guigue a publié un nouveau livre sur le conflit israélo-arabe [4]. Un livre où, pour reprendre les termes d’Yves Chevalier dans la revue de l’Amitié judéo-chrétienne, il procède, «sous prétexte de dénoncer les “mythes pro-israéliens”, à la transformation des “mythes pro-palestiniens” en vérités authentiques». Ce que le professeur Chevalier appelle «un manichéisme inacceptable» est une démarche qui, on le voit, n’a cessé d’animer M. Guigue.
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Revenons à l’année 2006. Cette année-là, M. Guigue publie un nouvel article dans la revue chrétienne «Études». Consacré à la question de «l’ethnicité», alors placée au premier plan de l’actualité par la publication du manifeste des «Indigènes de la République», cet article – d’une meilleure facture que le précédent – ne devrait pas, en principe, avoir trait aux Juifs. Et pourtant.
M. Guigue juge nécessaire de revenir dans son article [5] sur la polémique qui a opposé l’auteur musulman Tariq Ramadan à des intellectuels (Pierre-André Taguieff, Alain Finkielkraut, Alexandre Adler, Bernard Kouchner, André Glucksman, Bernard-Henri Lévy) que ce dernier croyait être, non seulement tous juifs, mais tous animés d’un désir incoercible de défendre les intérêts de leur «communauté» et d’Israël. Rappelant que «M. Tariq Ramadan a ainsi qualifié de “communautaires” un certain nombre d’intellectuels français», M. Guigue prend parti dans la querelle en soulignant l’«asymétrie objective» entre M. Ramadan et les personnes qu’il a attaquées.
Et voici en quoi consiste cette asymétrie: «il est, lui, un intellectuel ouvertement communautaire, alors que ses adversaires le sont aussi pour beaucoup, mais honteusement». D’où ce jugement sans appel de M. Guigue contre ceux qu’il appelle «les détracteurs» de M. Ramadan: «En cédant à l’invective, ils ont trahi leur faiblesse sur le fond, d’ailleurs non dépourvue de duplicité».
Pour faire bonne mesure, M. Guigue évoque dans ce même article «un autre épisode significatif», «l’affaire Dieudonné», ainsi résumée: «L’humoriste franco-camerounais ayant caricaturé la figure du colon juif en Palestine, l’accusation d’antisémitisme a fusé aussitôt et M. Dieudonné s’est vu interdire de spectacle». Il n’est pas difficile de voir où, une fois encore, vont les sympathies – et les antipathies – de M. Guigue.
À peu près au même moment – nous sommes en mai 2006 –, M. Guigue publie sur Oumma.com un article où il fait l’éloge de la lettre que le président iranien Mahmoud Ahmadinejad vient d’adresser au président américain George Bush [6]. Voici comment, d’entrée de jeu, M. Guigue parle du négationnisme de Mahmoud Ahmadinejad:
«Entre autres sujets, Mahmoud Ahmadinejad y évoque le génocide hitlérien et pose une question: “Admettons que cet événement soit avéré, doit-il logiquement se traduire par l’instauration de l’État d’Israël au Moyen-Orient?” Horreur! Sainte indignation! “Après cela peut-on imaginer Washington plus disposé demain qu’hier à entrer dans des pourparlers directs avec la République islamiste?”, s’interroge gravement l’éditorialiste du quotidien du soir. Comme si la lettre du numéro un iranien se résumait à ce propos d’une ligne, devenu pour la circonstance son principal message.
Présentée comme un casus belli, cette question est pourtant celle que se posent le monde arabe et le monde musulman depuis un demi-siècle. Faut-il la bannir de nos cerveaux sous prétexte que la réponse est dérangeante pour l’Occident? Faut-il l’invalider a priori, sans autre forme de procès, comme politiquement incorrecte?»
Après cette défense virulente bien qu’embarrassée du négationnisme iranien, vient un dithyrambe où sont vantées les vertus de la missive présidentielle:
«Mahmoud Ahmadinejad y parle des valeurs humanistes dont se prévaut l’Occident et en souligne la proximité avec celles dont se réclame la tradition musulmane. Il brosse un tableau saisissant de vérité du monde contemporain.»
Tout à son admiration pour le président iranien, M. Guigue offre à ses lecteurs un échantillon de la prose présidentielle, avec cette brève introduction digne d’une anthologie:
«On ne résistera pas au désir de citer quelques questions d’une rare pertinence.»
M. Guigue reproduit ensuite quelques platitudes extraites de la lettre de Mahmoud Ahmadinejad à George Bush, dans le style propre au président iranien.
M. Guigue ne réserve pas son enthousiasme au seul régime iranien. Le régime syrien – allié, il est vrai, du précédent – a droit lui aussi à ses éloges. Dans un article intitulé «Irréductible Syrie» [7], M. Guigue explique aux lecteurs d’Oumma.com que
«la Syrie demeure aujourd’hui le seul pays arabe qui soit resté debout. Mieux encore, elle a cristallisé autour d’elle un arc de la résistance à l’hégémonie américano-israélienne: Hamas-Hezbollah-Damas-Téhéran. Auréolé en 2006 d’une double victoire, politique avec le Hamas et militaire avec le Hezbollah, cet arc de la résistance est le cauchemar des néoconservateurs américains. Son centre névralgique est l’irréductible Syrie: c’est à Damas que les dirigeants du Hamas échappent aux missiles israéliens, et que le Hezbollah trouve son principal appui régional; c’est à Damas que bat encore le cœur d’un monde arabe en lutte contre ceux qui veulent lui imposer leur domination.»
En décembre 2006, Mahmoud Ahmadinejad reçoit à Téhéran une conférence consacrée à la négation de la Shoah. Comment M. Guigue – qui, nous l’avons dit, a d’autant plus affirmé sa sympathie aux victimes de la Shoah que cette tragédie est la cause, selon lui, du parti pris pro-israélien de l’Occident chrétien – se tirera-t-il d’affaire? Sa réponse, dans un article d’Oumma.com, est significative [8].
«La conférence sur le génocide hitlérien organisée par Téhéran a provoqué, comme il fallait s’y attendre, une avalanche de protestations indignées. Opération médiatique, cette initiative provocatrice visait, de toute évidence, à orchestrer une surenchère symbolique. Dans l’affrontement verbal avec l’Occident, le régime iranien s’en est pris à l’un de ses principaux tabous. Et après la crise des caricatures, il a infligé aux Occidentaux les rigueurs de la loi du talion: “vous insultez ce qu’il y a de plus sacré pour nous, alors ne vous étonnez pas si nous faisons de même”».
Pour M. Guigue, le problème principal n’est pas le négationnisme mais le fait que «la mémoire de la Shoah est devenue, entre les mains d’Israël et de ses alliés, une arme redoutable d’intimidation massive». D’où cette affirmation lourde de sens:
«Peu importe si le génocide hitlérien a eu lieu sous la forme accréditée par l’histoire officielle. Mais l’événement a fourni une puissante justification morale à l’entreprise sioniste.»
Qu’on relise bien ce passage. Il n’y a pas de guillemets. Il ne s’agit pas d’une citation. C’est M. Guigue qui parle: «Peu importe si le génocide hitlérien a eu lieu sous la forme accréditée par l’histoire officielle». M. Guigue a beau se démarquer de M. Faurisson, il parle exactement comme lui.
Il était «absurde» – concède cependant M. Guigue, qui ne veut pas être confondu avec la secte négationniste – «de convoquer un Robert Faurisson à l’appui de cette analyse». Bref, M. Ahmadinejad aurait dû faire du faurissonnisme sans Faurisson.
Cependant, la présence des négationnistes à Téhéran n’est qu’un élément accessoire:
«Habilement soulignée par les médias dominants, cette ambiguïté de la conférence iranienne n’en épuise pas la signification. Mais il est clair que la cause palestinienne n’a rien à y gagner. Cette confusion des genres n’affecte guère sa légitimité, mais elle en brouille singulièrement le message. En un mot, il n’est nul besoin d’accréditer la thèse négationniste pour saper la légitimité d’un État qui drape son propre fascisme dans la tenue rayée des déportés.»
Finalement, entre les négationnistes assemblés à Téhéran et les personnes qui, en France ou ailleurs, se sont émues de la tenue de cette conférence, vers qui vont les sympathies de M. Guigue? La réponse est sans équivoque. C’est aux dénonciateurs de l’antisémitisme que s’en prend le chroniqueur d’Oumma.com:
«Grand prêtre de cette nouvelle inquisition, Alain Finkielkraut les voit partout, ces antisémites, il les traque sans relâche, il les bombarde d’anathèmes. À l’instar de BHL, il amasse les royalties d’une notoriété exclusivement fondée sur cette paranoïa auto-entretenue à coups de truismes pontifiants.»
D’où cette conclusion, elle aussi lourde de sens:
«La jactance des pourfendeurs de l’antisémitisme est un discours obsessionnel qui a pour seule fonction, de toute évidence, le déni de la réalité.»
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Le 26 mars 2007, M. Guigue tourne ses regards vers une autre région du monde: le Darfour. Mais les ennemis habituels ne sont jamais très loin. Dans un article d’Oumma.com, M. Guigue souligne que «la cause du Darfour» est «coincée entre les associations juives américaines et les intellectuels organiques hexagonaux» [9]. La référence aux «intellectuels organiques» (expression que l’on retrouvera dans l’article du 13 mars 2008, et dont la proximité avec «les associations juives américaines» ne laisse aucune place au doute) suffit apparemment à déconsidérer cette cause. Pour qui en douterait, M. Guigue enfonce le clou, dans une réponse à un intervenant postée le jour même sur le forum d’Oumma.com, suite à son article:
«L’interprétation dominante du conflit, largement erronée, vise à légitimer une intervention occidentale en la parant de vertus humanitaires. Comme par hasard, les lobbies pro-israéliens en sont les maîtres d’œuvre.»
Le lendemain, le 27 mars donc, le quotidien «Libération» publie dans sa rubrique «Rebonds» une tribune de M. Guigue consacrée au même sujet. Là aussi, il s’en prend aux «faux amis» des populations du Darfour [10]. Dénonçant «un mouvement d’opinion médiatiquement orchestré» en faveur du Darfour, il souligne que «l’accusation de “génocide”» est «orchestrée par les médias américains», avec en toile de fond «les imprécations antisoudanaises des lobbies pro-israéliens».
Sur le site Internet de «Libération», comme sur Oumma.com, il y a un forum des lecteurs. Et, là aussi, la spontanéité de l’écriture permet de libérer le discours. Répondant aux nombreux lecteurs qui ont été indignés par son article, M. Guigue souligne «qu’il est frappant de voir le rôle déterminant des milieux pro-israéliens dans la campagne antisoudanaise». Il s’en prend à «la récupération éhontée de la souffrance darfourie par les chantres du néoconservatisme américain et les admirateurs éperdus de Tsahal», une «récupération» qui est selon lui une «frauduleuse OPA sur le malheur des autres» [11].
On n’est jamais aussi bien trahi que par son vocabulaire. Nous avons lu dans un précédent article de M. Guigue, dont le sujet était la conférence négationniste de Téhéran, qu’Alain Finkielkraut, à l’instar de Bernard-Henri Lévy, «amasse les royalties» d’une notoriété «exclusivement fondée» sur la lutte contre l’antisémitisme. Outre le caractère grotesque de l’accusation, on ne peut qu’être frappé par la «financiarisation» du discours – un procédé qui, s’agissant des Juifs, est rarement innocent. Après les «royalties», voici donc l’«OPA». Le style, c’est l’homme.
NOTES
1. «Irak: american Chaos», Oumma.com, 20 mars 2006. M. Guigue montre, au passage qu’il ne sait rien des opinions de Paul Wolfowitz sur le conflit israélo-arabe, qui sont éloignées de celles de «la droite nationaliste israélienne». On dira, à la décharge de M. Guigue, qu’il n’est pas seul dans ce cas.
2. «Aux origines du conflit israélo-arabe. L’invisible remords de l’Occident», L’Harmattan, 1998.
3. «Moyen-Orient: les deux sources de l’aveuglement occidental», Oumma.com, 18 avril 2006.
4. «La guerre des mots», L’Harmattan, 2003. La citation du professeur Yves Chevalier est extraite de la recension qu’il a faite de ce livre dans le mensuel de l’Amitié judéo-chrétienne de France, «Sens» (2004/6). Le texte de cette recension (avec les textes des recensions de deux autres livres de M. Guigue, par le même auteur dans la même revue) a été mis en ligne le 22 mars 2008, par Menahem Macina, sur le site upjf.org.
5. «La République au défi de l’ethnicité», «Études», avril 2006.
6. «La lettre persane de Mahmoud Ahmadinejad», Oumma.com, 23 mai 2006.
7. «Irréductible Syrie», Oumma.com, 11 décembre 2006.
8. «La conférence de Téhéran et les Faurisson pro-israéliens», Oumma.com, 20 décembre 2006.
9. «Le Darfour et ses faux amis», Oumma.com, 26 mars 2007.
10. «Darfouris, attention aux “faux amis”», «Libération», 27 mars 2007.
11. Liberation.com, 27 et 28 mars 2007.
Un sous-préfet a été démis de ses fonctions pour avoir publié un article violemment anti-israélien (chacun de ces deux qualificatifs, «violemment» et «anti-israélien», peut être considéré comme un euphémisme). Faut-il revenir sur tout cela, le fonctionnaire ayant été sanctionné par sa hiérarchie? On ne tire pas sur une ambulance, dit l’adage. Mais, outre que M. Guigue et ses amis de tous bords ne paraissent pas s’être résignés à la sanction qui le frappe, le véhicule symbolique qui les transporte ressemble moins à une ambulance qu’à une voiture piégée.
En présentant M. Guigue comme une innocente victime, en défendant ses thèses au nom de la liberté d’expression, ses amis – dont la liste va de l’extrême gauche à l’extrême droite – tentent de faire passer dans l’opinion publique une manière de critiquer Israël et les Juifs qui est dérogatoire, non seulement aux règles de l’administration française, mais aux principes républicains. C’est donc d’éthique qu’il s’agit; c’est une hygiène de la vie publique qui est en jeu. Certaines des phrases publiées par M. Guigue, dans l’article qui a causé sa sanction et dans des écrits antérieurs que nous rapportons ici, ne peuvent se lire sans un frisson.
Quoi que l’on pense de la personne de M. Guigue, quelque hypothèse que l’on formule quant à ses motivations profondes – et, là-dessus, nous laisserons le lecteur juger par lui-même –, il y a dans «l’affaire Guigue» tous les éléments d’une grave transgression que l’on ne saurait passer sous silence. Lisez ce travail réalisé par la rédaction de «L’Arche», et faites-vous une opinion quant à ce qu’il est aujourd’hui permis – ou non – d’écrire sur Israël et sur les Juifs.
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Le samedi 22 mars 2008, on apprenait le limogeage du sous-préfet de Saintes (Charente-Maritime), Bruno Guigue. Le ministère de l’intérieur faisait savoir qu’il était reproché à M. Guigue d’avoir publié le 13 mars, sur le site internet Oumma.com, une tribune «violemment anti-israélienne». Le sous-préfet avait notamment écrit qu’Israël est «le seul État au monde dont les snipers abattent des fillettes à la sortie des écoles», et ironisé sur «les geôles israéliennes, où grâce à la loi religieuse, on s’interrompt de torturer pendant shabbat». Une dépêche de l’AFP précisait encore que la ministre de l’intérieur, Michèle Alliot-Marie, ayant «été mise au courant mercredi du contenu de cette tribune», avait «immédiatement décidé de mettre fin aux fonctions» de M. Guigue.
Le lendemain, 23 mars, le préfet de Charente-Maritime, Jacques Reiller, expliquait que cette sanction était justifiée par le fait que M. Guigue a enfreint son devoir de réserve, et que ce faisant il «s’est mis lui-même en dehors des conditions d’exercice de sa fonction». Le préfet soulignait encore: «C’est le principe même du respect du devoir de réserve qui était enfreint. Toute la fonction publique repose sur un devoir de réserve, une obligation de neutralité, qui correspond à l’égalité de traitement de tous les citoyens, quelle que soit leur sensibilité ou leur préférence».
M. Guigue n’est pas réduit au chômage: administrateur civil «détaché dans les fonctions de sous-préfet» depuis l’automne dernier, il «est reversé dans son cadre d’origine», a expliqué le préfet de Charente-Maritime. Il reste dans la fonction publique en tant qu’administrateur civil.
Démis de ses fonctions de sous-préfet, M. Guigue ne semble pas avoir renoncé à ses activités militantes. Au contraire, peut-on dire. Et, dans ces activités, il ne manque pas de soutiens.
Ainsi, l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) reproduit le lundi 24 mars 2008, sur son site internet, l’article de M. Guigue qui a causé son limogeage, en le faisant précéder d’une introduction signée par une des dirigeantes de l’AFPS, Claude Léostic:
«C’est en tant que citoyen et auteur reconnu que Bruno Guigue, par ailleurs haut fonctionnaire, a écrit cet article critique de l’État israélien au nom même de la déclaration universelle des droits de l’Homme. Son limogeage immédiat est une sanction politique inacceptable et très préoccupante qui confirme les pressions exercées par le lobby pro-israélien en France pour museler toute critique de la violente politique coloniale israélienne.»
Pour sa part, un collectif intitulé «Pas-En-Notre-Nom-974» (d’après le code du département de la Réunion, où M. Guigue a été en poste) publie un communiqué où il indique:
«Bruno Guigue a été notre compagnon de route à la Réunion depuis la fondation du collectif en novembre 2002. Nous avons assisté à ses conférences contre les guerres, d’Irak, d’Afghanistan, et du Liban.»
Ayant ainsi attesté que, dans ses précédentes fonctions, M. Guigue avait déjà une pratique très personnelle du devoir de réserve, le collectif réunionnais témoigne dans la suite de son communiqué que l’«antisionisme» de son ancien mentor a laissé des traces:
«Il faut se souvenir comment fonctionne le pouvoir aux USA. Le Congrès a une énorme importance formelle (même si l’exécutif invente des procédures pour le contourner si besoin est) et l’appui des lobbys, dont l’un des principaux est le lobby juif, officiellement déclaré comme tel, est parfois vital pour le Président quand il veut faire passer certains textes.»
Un site internet connu pour l’extrême violence de ses propos, et nommé par antiphrase Planete-non-violence, contribue lui aussi à la défense de M. Guigue en explicitant ainsi ses idées:
«Actuellement, l’atmosphère ambiante de la Sarkozie est celle d’une soumission inconditionnelle au diktat sioniste. Il s’agit de placer la France, sa politique étrangère, et maintenant sa politique intérieure – en adoptant mot pour mot la position sioniste contre l’Iran, en choisissant, sous le diktat de l’officine sioniste à Paris, le CRIF, comme ministre des affaires étrangères un sioniste pro atlantiste Bernard Kouchner, puis en nommant comme “ambassadeur des droits de l’homme” un pro sioniste notoire François Zimmeray [sic], et maintenant avec la décision de la ministre de l’intérieur de soumettre la fonction publique au diktat sioniste – il s’agit ni plus ni moins que de placer la France sous tutelle sioniste.»
Dans un communiqué en date du 25 mars 2008, le MRAP «condamne le limogeage de M. Guigue», cette sanction ayant été causée, explique-t-il, par un article écrit «en réaction à une tribune d’intellectuels inconditionnels d’Israël visant à déconsidérer l’ONU et à condamner des résolutions du Conseil des Droits de l’Homme». Selon le MRAP, «le pouvoir en place démontre une nouvelle fois que la critique de la politique d’Israël relève d’un tabou qu’il est toujours dangereux de transgresser».
Le 26 mars, le Front national publie un communiqué où il affirme qu’un fonctionnaire «a le droit de publier, en dehors de ses strictes fonctions, des analyses politiques», mais que «si ce fonctionnaire critique la politique de l’État d’Israël», «les dénonciations et les foudres ministérielles s’abattent sur lui en extrême urgence». En conclusion, «le Front national proteste contre la servilité et la brutalité de Mme Alliot-Marie».
Va pour la «brutalité», c’est affaire de jugement. Mais quand le Front national reproche à la ministre de l’intérieur sa «servilité», une question s’impose: servilité envers qui?
Une réponse nous est donnée, dans l’hebdomadaire d’extrême gauche «Politis» (27 mars 2008), par le chroniqueur Bernard Langlois, qui s’est lui-même signalé à plusieurs reprises par des formules équivoques sur les Juifs et Israël. Décrivant le sous-préfet limogé comme un «bon connaisseur des questions internationales, en particulier proche-orientales», M. Langlois fait savoir à ses lecteurs que l’article litigieux de M. Guigue était une réponse à une tribune publiée dans «Le Monde» par les «habituels agents d’influence israéliens, les Bruckner, Finkielkraut, Lanzmann, Taguieff et autres Élie Wiesel».
Le lecteur le plus naïf n’aura pas manqué de remarquer que les noms de ces «agents d’influence israéliens» (autrement dit: hommes à la solde d’Israël), ne sont pas vraiment «de chez nous» – même si, et il l’ignore sans doute, deux des cinq «agents d’influence israéliens» supposés ne sont pas juifs. Et M. Langlois de conclure:
«Une fois encore, la censure d’État s’exerce contre un homme seul, sur la pression d’un lobby pro-israélien solidement incrusté au cœur du système politico-médiatique français.»
Bon Dieu, mais c’est bien sûr! Où avions-nous la tête? Voilà envers qui se manifeste la «servilité» de la ministre de l’intérieur: un «lobby» qui agit «au cœur du système politico-médiatique français» et dont les «agents d’influence» signent des tribunes dans «Le Monde». Vous faut-il un dessin?
Le ton ayant été ainsi donné, tout ce que la France compte d’«antisionistes» enragés va se lancer dans la bataille. D’un même souffle, ils diront leur solidarité avec M. Guigue et leur détestation du «lobby» dont il est la victime.
Plus préoccupantes encore, cependant, sont les défenses de M. Guigue offertes par des personnes adoptant un ton plus modéré et revendiquant pour le fonctionnaire un droit à la libre parole. Outre que ces personnes font montre d’une étrange conception du devoir de réserve qui s’impose aux fonctionnaires (étrange, et sans doute à sens unique: qu’on imagine un sous-préfet publiant des articles inspirés du programme du Front national), elles tendent à banaliser un mode d’expression qui était jusqu’ici réservé aux marges les plus nauséabondes de la vie politique française.
Dans ces circonstances, dire en quoi les propos de M. Guigue sont proprement intolérables, ce n’est pas nous livrer à une chasse aux idéologues antisionistes agissant en France (nous aurions pu le faire plus tôt si nous en avions eu le désir, car les textes de M. Guigue sont connus de longue date). C’est contribuer à mieux définir les limites au-delà desquelles le débat légitime se mue en menace à la paix civile. Car, s’agissant de M. Guigue – et, dorénavant, de ses divers amis et défenseurs –, ces limites ont été franchies.
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L’article de M. Guigue daté du 13 mars, qui est à l’origine de toute l’affaire, se présentait comme une réponse à une tribune publiée dans le quotidien «Le Monde» daté du 28 février 2008, sous le titre «L’ONU contre les droits de l’homme». Ayant rappelé que lors de la Conférence mondiale contre le racisme réunie en 2001, à l’initiative des Nations unies, à Durban (Afrique du Sud), «c’est au nom des droits des peuples que furent scandés des “mort à l’Amérique!” et “mort à Israël!”; et c’est au nom du relativisme culturel qu’on fit silence sur les discriminations et violences commises contre les femmes», les auteurs de cette tribune écrivaient:
«Alarmée par les graves dysfonctionnements ainsi mis en lumière au sein de sa Commission des droits de l’homme, l’ONU inaugurait en juin 2006 un tout nouveau Conseil des droits de l’homme (CDH), censé remédier à de si préoccupantes dérives. Aujourd’hui, le constat est plus qu’amer: c’est à la consécration même de ces dérives que nous assistons dans la perspective du forum dit de Durban 2, qui se tiendra en 2009.
Plus gravement encore, l’élaboration officielle de nouvelles normes marquera, si celles-ci sont gravées dans le marbre d’une nouvelle et très particulière “déclaration des droits de l’homme”, la mise à mort de l’universalité des droits. Par sa mécanique interne, les coalitions et les alliances qui s’y constituent, les discours qui s’y tiennent, les textes qui s’y négocient et la terminologie utilisée anéantissent la liberté d’expression, légitiment l’oppression des femmes et stigmatisent les démocraties occidentales.»
Les auteurs de la tribune précisaient leur pensée:
«Que pèse le sort du peuple tibétain face aux enjeux des exportations vers la Chine? Quel est le prix de la liberté pour Ayaan Hirsi Ali, ex-députée néerlandaise, menacée de mort, après l’assassinat en 2004 de son ami le réalisateur Théo Van Gogh, accusé d’avoir blasphémé l’islam dans le film “Soumission”? Les exemples s’additionnent qui, de Taslima Nasreen à Salman Rushdie, de Robert Redeker à Mohamed Sifaoui, apportent la preuve que l’intégrisme islamiste impose sa loi par la terreur. Combien d’Algériens, de femmes au Maghreb, au Proche-Orient, en Turquie, au Pakistan ont déjà payé du prix de leur vie le refus de se soumettre à l’obscurantisme religieux?
Si, par malheur, l’ONU devait consacrer l’imposition de tels critères, si le blasphème devait être assimilé à du racisme, si le droit à la critique de la religion devait être mis hors la loi, si la loi religieuse devait s’inscrire dans les normes internationales, ce serait une régression aux conséquences désastreuses, et une perversion radicale de toute notre tradition de lutte contre le racisme, qui n’a pu et ne peut se développer que dans la liberté de conscience la plus absolue.»
Et ils concluaient en ces termes:
«Soit les démocraties se ressaisissent, à l’exemple du Canada, qui vient d’annoncer son refus de participer à la conférence de Durban 2, estimant qu’elle risquait d’être “marquée par des expressions d’intolérance et d’antisémitisme”, et cessent de s’abstenir ou de voter des résolutions contraires à l’idéal universel de 1948, soit l’obscurantisme religieux et son cortège de crimes politiques triompheront, sous les bons auspices des Nations unies. Et lorsque les paroles de haine seront transformées en actes, nul ne pourra dire: “Nous ne savions pas”.»
Dans cette tribune publiée par «Le Monde», il n’est pratiquement pas question d’Israël. Le texte comporte au total 1 158 mots; on y trouve deux fois le mot «Israël», une fois le mot «antisémitisme», et pas une seule fois le mot «juif». Cette tribune vise essentiellement, nous l’avons vu, les dérives auxquelles se livrent certains États au nom de l’islam – des dérives qui se traduisent par une violation des droits humains de leurs propres populations, et auxquelles le nouveau Conseil des droits de l’homme de l’ONU s’apprête à donner sa bénédiction en l’assortissant d’attaques contre les démocraties occidentales.
Or M. Guigue, écrivant le 13 mars pour le public musulman du site Oumma.com, se livre à une véritable manipulation visant à dissimuler le contenu réel de ce texte. Il explique aux lecteurs d’Oumma.com que la tribune du «Monde» a été signée par «des intellectuels organiques du lobby pro-israélien», et qu’elle a pour objet la défense d’Israël. D’où le titre de son article: «Quand le lobby pro-israélien se déchaîne contre l’ONU».
M. Guigue commence par présenter à ses lecteurs «la liste des signataires» de la tribune du «Monde». Et voici la version qu’il en donne: «Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Claude Lanzmann, Élie Wiesel, Pierre-André Taguieff, Frédéric Encel». Ces gens-là ne sont certes pas, quoi qu’en disent MM. Guigue et Langlois, des «agents d’influence israéliens»; mais il y a parmi eux plusieurs Juifs, et cela semble suffire. En revanche, M. Guigue passe sous silence la présence, parmi les signataires, des auteures iraniennes Chala Chafiq et Chahdortt Djavann, du journaliste algérien Mohamed Sifaoui, du prix Nobel de physique Georges Charpak, des philosophes Élisabeth Badinter, Élisabeth de Fontenay et Adrien Barrot, de l’avocat Christian Charrière-Bournazel, du professeur Bernard Debré, des écrivains Albert Memmi et Thierry Jonquet; pas encore fichés comme «agents d’influence», sans doute…
Ce travail de falsification (qui sera relayé par les partisans de M. Guigue, lesquels lui emprunteront la «liste» des auteurs de la tribune qu’il attaque) a pour but de faire croire aux lecteurs d’Oumma.com que les signataires de la tribune incriminée sont «des intellectuels organiques du lobby pro-israélien», c’est-à-dire, en bon français, des individus ayant partie liée avec un groupe social dont ils expriment les intérêts (le «lobby» qui ne dit pas son nom, ou les forces obscures qui se dissimulent derrière lui). Et ces gens-là, M. Guigue sait les débusquer, il les reconnaît de loin car, écrit-il, leur «omniprésence nous est devenue familière».
Après la falsification, viennent les injures. Voici comment M. Guigue décrit, à l’usage de ses lecteurs, les arguments de la partie adverse: «d’une hystérie verbale et d’une mauvaise foi insondables», des «accusations» évidemment «mensongères», «un usage grossier de la calomnie», une «rhétorique lobbyiste» employée par «les thuriféraires d’Israël», «une polémique grossière» menée par des «idéologues» qui «pérorent gravement» en «imaginant une dramaturgie grossière», une «prose haineuse» mue par une «psychose paranoïaque». On croyait lire un article tiers-mondiste posté sur un site islamique; on se retrouve dans l’univers de «Gringoire» et de «Je suis partout».
Selon M. Guigue, les auteurs de la tribune incriminée, ces agents «du lobby pro-israélien», ont pour seule motivation d’insulter l’islam et les musulmans afin de défendre «Israël, seul État au monde dont les snipers abattent des fillettes à la sortie des écoles»; un Israël encore défini par lui comme «cet artefact colonial bâti au forceps sur les ruines de la Palestine au nom de la Bible et de la Shoah». L’auteur n’a pas de mots assez violents pour dénoncer Israël:
«Ses admirateurs occidentaux doivent certainement s’extasier sur les prouesses d’une armée capable de tuer aussi aisément des enfants avec des missiles. Ils doivent aussi se confondre d’admiration devant les geôles israéliennes, où grâce à la loi religieuse, on s’interrompt de torturer durant le shabbat. L’État hébreu mérite bien ce concert de louanges que les intellectuels organiques lui décernent à longueur de colonnes.»
En réponse à une remarque d’un lecteur du site Oumma.com, qui lui reproche d’accorder trop d’importance à ces pétitionnaires s’exprimant dans «Le Monde», M. Guigue «se lâche». Nous sommes toujours le 13 mars 2008. Voici ce qu’écrit M. Guigue:
«Je comprends qu’on veuille ignorer les péroraisons des intellectuels organiques, faire comme s’ils n’existaient pas. Mais ce serait leur donner raison. Resté [sic] sans réponse dans “Le Monde”, cette prose appelait sa réfutation dans Oumma. L’hégémonie idéologique du lobby est comme la suprématie militaire d’Israël: dès qu’on l’affronte, elle se lézarde.»
Rien ne vaut une réaction spontanée et «à chaud» pour clarifier les questions. L’ennemi principal est bien identifié, sans ambiguïté aucune. L’ennemi n’est pas là-bas, au Proche-Orient. Il est ici, il se terre parmi nous: c’est ce «lobby» dont «l’hégémonie idéologique» est vécue par M. Guigue comme une menace quasi physique. Outre l’extrême violence du ton, on est frappé par ce qu’il faut bien appeler – pour retourner à M. Guigue son propre compliment – la paranoïa qui se dégage de ces propos.
Face à une tribune mettant en cause le fonctionnement d’une instance onusienne où des États aux régimes obscurantistes et dictatoriaux imposent une conception adultérée des droits humains, M. Guigue répond en déplaçant le débat vers le cas d’Israël qui, nous l’avons dit, est presque totalement absent du texte. Et il y ajoute, comme s’il se sentait lui-même visé, une attaque ad hominem contre les auteurs, qualifiés par lui à trois reprises d’«intellectuels organiques» au service d’un fantasmatique «lobby pro-israélien».
Sous-préfet ou pas, devoir de réserve ou pas, les propos de M. Guigue témoignent d’une obsession pour le moins curieuse. Les responsables du ministère de l’intérieur ayant été informés de ces propos (suite, semble-t-il, à un «billet» diffusé le 18 mars sur la radio juive RCJ par Luc Rosenzweig, ancien rédacteur en chef au «Monde»), ils en ont tiré les conclusions qui s’imposaient.
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Le 24 mars, suite à l’annonce de la sanction qui le frappe, l’AFP rapporte des propos de Bruno Guigue selon lesquels il fait «des analyses géopolitiques depuis dix ans», et ce «en dehors de ses fonctions». Pour ce qui est du rapport entre ses écrits et ses «fonctions», M. Guigue semble avoir une conception singulièrement fantaisiste du devoir de réserve qui s’impose à l’administration préfectorale. Par ailleurs, en fait d’«analyses géopolitiques», les écrits de M. Guigue révèlent une étrange obsession pour un sujet, un seul: les méfaits de l’État juif et du «lobby» qui lui est associé, des méfaits qui restent impunis grâce au soutien d’un Occident chrétien prisonnier de son sentiment de culpabilité envers les Juifs.
Ce discours obsessionnel, M. Guigue l’a développé dans des livres publiés aux Éditions de L’Harmattan, et il l’égrène depuis quelques années dans des chroniques publiées par le site islamique militant Oumma.com – celui-là même qui publia jadis les harangues de Tariq Ramadan contre les «intellectuels communautaires», juifs ou supposés tels. Dans ces chroniques, l’énoncé pro-palestinien, pro-islamique ou pro-islamiste sert de base à un discours monomaniaque qui aboutit immanquablement à la dénonciation des Israéliens et de leurs suppôts français.
Les chroniques de M. Guigue sur Oumma.com sont toutes suivies de la mention: «Diplômé de l’École normale supérieure et de l’ENA». L’intitulé «ancien élève» eût sans doute mieux convenu, mais laissons cela. L’important est que M. Guigue, s’il ne précise pas les fonctions qu’il occupe, tient à se présenter lui-même comme un grand commis de l’État – bien qu’à tout prendre son parcours professionnel, depuis sa sortie de l’ENA, ait été plutôt poussif.
Les lecteurs de Oumma.com ont reçu le message. Ils disent haut et fort leur plaisir de voir des préjugés «antisionistes», souvent catalogués comme primaires, entérinés par un représentant supposé des «élites» françaises. De fait, la prose de M. Guigue – qui balance, selon les périodes, entre la componction jésuitique et l’imprécation maurrassienne – est un ample manteau sous lequel se dissimulent des pulsions inavouables. Levons un coin de ce manteau.
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Le trait le plus frappant, dans la production de M. Guigue sur Oumma.com, est la place démesurée qu’y occupe Israël. Après tout, Oumma.com est ce qu’il est convenu d’appeler un site communautaire musulman. Ses lecteurs sont intéressés, a priori, par divers sujets. Et si M. Guigue dit qu’il se spécialise dans les «analyses géopolitiques», là aussi les sujets ne devraient pas lui manquer. Or il n’est pas un de ses articles, pas un seul (il en a publié dix-huit à ce jour), où il n’exprime sa hantise du complot israélien. Même dans un article consacré à la situation en Irak il trouve le moyen d’expliquer que Paul Wolfowitz opère «la jonction entre la droite fondamentaliste américaine et la droite nationaliste israélienne», ce qui fait de lui «l’homme clé de la stratégie du chaos au Moyen-Orient» [1].
Cette obsession apparaît déjà dans un article de M. Guigue publié en avril 1998 par la revue chrétienne «Études», sous un titre quelque peu bizarre: «Le complexe judéo-européen». Au terme d’une exposition longue, répétitive et confuse, l’auteur y livre «le véritable secret de la connivence qui unit les Européens à l’État d’Israël». Et ce secret tient en peu de mots: les Européens «s’imaginent» que cette connivence «les dédouane de leur responsabilité historique» envers les Juifs.
Après avoir dit sa compassion – dont nous n’avons pas de raisons de discuter, ici, la sincérité – pour les victimes de la Shoah, M. Guigue définit ce qu’il nomme «le complexe judéo-européen» en ces termes: «ce crime imprescriptible qui lui colle à la peau, l’Occident n’aspire qu’à s’en débarrasser».
Bref, il s’agit là de l’argument mille fois ressassé selon lequel les Palestiniens paieraient pour les crimes que les Européens ont commis envers les Juifs. L’argument n’est pas plus convaincant qu’il n’est original. Et l’on peut, avec non moins de vraisemblance, tenir un propos exactement inverse: la culpabilité irréfragable imputée à l’État d’Israël, par M. Guigue et ses amis, leur permet d’exonérer rétroactivement les auteurs des crimes contre le peuple juif, de sorte que leur antisionisme actuel ne serait qu’un moyen de se «débarrasser» de «ce crime imprescriptible» qui leur colle à la peau.
Quoi qu’il en soit, la «démonstration» de M. Guigue s’achève sur une note d’espoir: Israël s’abîme sous le poids de ses propres fautes, et «il doit désormais son existence beaucoup plus à l’influence du lobby juif américain qu’à son pouvoir d’enchantement». Apparemment fort heureux de sa découverte, M. Guigue développe une thèse identique dans un livre qu’il fait paraître la même année [2].
En 2006, M. Guigue publie dans Oumma.com un article sur «l’aveuglement occidental» (envers Israël, s’entend), où il explique que «le Vieux Continent» est «paralysé par son complexe freudien à l’égard d’Israël» [3]. Le retour à cet étrange mot de «complexe», huit ans après l’article d’«Études», témoigne d’une remarquable continuité dans l’esprit de M. Guigue. Et l’on ne peut s’empêcher de méditer sur l’adjectif encore plus incongru qui l’accompagne: «freudien». De quel Freud s’agit-il là? De quelle filiation, réelle ou symbolique, M. Guigue veut-il s’affranchir, et quelle est la cause profonde de la violence qui traverse ses écrits?
Entre-temps, en 2003, M. Guigue a publié un nouveau livre sur le conflit israélo-arabe [4]. Un livre où, pour reprendre les termes d’Yves Chevalier dans la revue de l’Amitié judéo-chrétienne, il procède, «sous prétexte de dénoncer les “mythes pro-israéliens”, à la transformation des “mythes pro-palestiniens” en vérités authentiques». Ce que le professeur Chevalier appelle «un manichéisme inacceptable» est une démarche qui, on le voit, n’a cessé d’animer M. Guigue.
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Revenons à l’année 2006. Cette année-là, M. Guigue publie un nouvel article dans la revue chrétienne «Études». Consacré à la question de «l’ethnicité», alors placée au premier plan de l’actualité par la publication du manifeste des «Indigènes de la République», cet article – d’une meilleure facture que le précédent – ne devrait pas, en principe, avoir trait aux Juifs. Et pourtant.
M. Guigue juge nécessaire de revenir dans son article [5] sur la polémique qui a opposé l’auteur musulman Tariq Ramadan à des intellectuels (Pierre-André Taguieff, Alain Finkielkraut, Alexandre Adler, Bernard Kouchner, André Glucksman, Bernard-Henri Lévy) que ce dernier croyait être, non seulement tous juifs, mais tous animés d’un désir incoercible de défendre les intérêts de leur «communauté» et d’Israël. Rappelant que «M. Tariq Ramadan a ainsi qualifié de “communautaires” un certain nombre d’intellectuels français», M. Guigue prend parti dans la querelle en soulignant l’«asymétrie objective» entre M. Ramadan et les personnes qu’il a attaquées.
Et voici en quoi consiste cette asymétrie: «il est, lui, un intellectuel ouvertement communautaire, alors que ses adversaires le sont aussi pour beaucoup, mais honteusement». D’où ce jugement sans appel de M. Guigue contre ceux qu’il appelle «les détracteurs» de M. Ramadan: «En cédant à l’invective, ils ont trahi leur faiblesse sur le fond, d’ailleurs non dépourvue de duplicité».
Pour faire bonne mesure, M. Guigue évoque dans ce même article «un autre épisode significatif», «l’affaire Dieudonné», ainsi résumée: «L’humoriste franco-camerounais ayant caricaturé la figure du colon juif en Palestine, l’accusation d’antisémitisme a fusé aussitôt et M. Dieudonné s’est vu interdire de spectacle». Il n’est pas difficile de voir où, une fois encore, vont les sympathies – et les antipathies – de M. Guigue.
À peu près au même moment – nous sommes en mai 2006 –, M. Guigue publie sur Oumma.com un article où il fait l’éloge de la lettre que le président iranien Mahmoud Ahmadinejad vient d’adresser au président américain George Bush [6]. Voici comment, d’entrée de jeu, M. Guigue parle du négationnisme de Mahmoud Ahmadinejad:
«Entre autres sujets, Mahmoud Ahmadinejad y évoque le génocide hitlérien et pose une question: “Admettons que cet événement soit avéré, doit-il logiquement se traduire par l’instauration de l’État d’Israël au Moyen-Orient?” Horreur! Sainte indignation! “Après cela peut-on imaginer Washington plus disposé demain qu’hier à entrer dans des pourparlers directs avec la République islamiste?”, s’interroge gravement l’éditorialiste du quotidien du soir. Comme si la lettre du numéro un iranien se résumait à ce propos d’une ligne, devenu pour la circonstance son principal message.
Présentée comme un casus belli, cette question est pourtant celle que se posent le monde arabe et le monde musulman depuis un demi-siècle. Faut-il la bannir de nos cerveaux sous prétexte que la réponse est dérangeante pour l’Occident? Faut-il l’invalider a priori, sans autre forme de procès, comme politiquement incorrecte?»
Après cette défense virulente bien qu’embarrassée du négationnisme iranien, vient un dithyrambe où sont vantées les vertus de la missive présidentielle:
«Mahmoud Ahmadinejad y parle des valeurs humanistes dont se prévaut l’Occident et en souligne la proximité avec celles dont se réclame la tradition musulmane. Il brosse un tableau saisissant de vérité du monde contemporain.»
Tout à son admiration pour le président iranien, M. Guigue offre à ses lecteurs un échantillon de la prose présidentielle, avec cette brève introduction digne d’une anthologie:
«On ne résistera pas au désir de citer quelques questions d’une rare pertinence.»
M. Guigue reproduit ensuite quelques platitudes extraites de la lettre de Mahmoud Ahmadinejad à George Bush, dans le style propre au président iranien.
M. Guigue ne réserve pas son enthousiasme au seul régime iranien. Le régime syrien – allié, il est vrai, du précédent – a droit lui aussi à ses éloges. Dans un article intitulé «Irréductible Syrie» [7], M. Guigue explique aux lecteurs d’Oumma.com que
«la Syrie demeure aujourd’hui le seul pays arabe qui soit resté debout. Mieux encore, elle a cristallisé autour d’elle un arc de la résistance à l’hégémonie américano-israélienne: Hamas-Hezbollah-Damas-Téhéran. Auréolé en 2006 d’une double victoire, politique avec le Hamas et militaire avec le Hezbollah, cet arc de la résistance est le cauchemar des néoconservateurs américains. Son centre névralgique est l’irréductible Syrie: c’est à Damas que les dirigeants du Hamas échappent aux missiles israéliens, et que le Hezbollah trouve son principal appui régional; c’est à Damas que bat encore le cœur d’un monde arabe en lutte contre ceux qui veulent lui imposer leur domination.»
En décembre 2006, Mahmoud Ahmadinejad reçoit à Téhéran une conférence consacrée à la négation de la Shoah. Comment M. Guigue – qui, nous l’avons dit, a d’autant plus affirmé sa sympathie aux victimes de la Shoah que cette tragédie est la cause, selon lui, du parti pris pro-israélien de l’Occident chrétien – se tirera-t-il d’affaire? Sa réponse, dans un article d’Oumma.com, est significative [8].
«La conférence sur le génocide hitlérien organisée par Téhéran a provoqué, comme il fallait s’y attendre, une avalanche de protestations indignées. Opération médiatique, cette initiative provocatrice visait, de toute évidence, à orchestrer une surenchère symbolique. Dans l’affrontement verbal avec l’Occident, le régime iranien s’en est pris à l’un de ses principaux tabous. Et après la crise des caricatures, il a infligé aux Occidentaux les rigueurs de la loi du talion: “vous insultez ce qu’il y a de plus sacré pour nous, alors ne vous étonnez pas si nous faisons de même”».
Pour M. Guigue, le problème principal n’est pas le négationnisme mais le fait que «la mémoire de la Shoah est devenue, entre les mains d’Israël et de ses alliés, une arme redoutable d’intimidation massive». D’où cette affirmation lourde de sens:
«Peu importe si le génocide hitlérien a eu lieu sous la forme accréditée par l’histoire officielle. Mais l’événement a fourni une puissante justification morale à l’entreprise sioniste.»
Qu’on relise bien ce passage. Il n’y a pas de guillemets. Il ne s’agit pas d’une citation. C’est M. Guigue qui parle: «Peu importe si le génocide hitlérien a eu lieu sous la forme accréditée par l’histoire officielle». M. Guigue a beau se démarquer de M. Faurisson, il parle exactement comme lui.
Il était «absurde» – concède cependant M. Guigue, qui ne veut pas être confondu avec la secte négationniste – «de convoquer un Robert Faurisson à l’appui de cette analyse». Bref, M. Ahmadinejad aurait dû faire du faurissonnisme sans Faurisson.
Cependant, la présence des négationnistes à Téhéran n’est qu’un élément accessoire:
«Habilement soulignée par les médias dominants, cette ambiguïté de la conférence iranienne n’en épuise pas la signification. Mais il est clair que la cause palestinienne n’a rien à y gagner. Cette confusion des genres n’affecte guère sa légitimité, mais elle en brouille singulièrement le message. En un mot, il n’est nul besoin d’accréditer la thèse négationniste pour saper la légitimité d’un État qui drape son propre fascisme dans la tenue rayée des déportés.»
Finalement, entre les négationnistes assemblés à Téhéran et les personnes qui, en France ou ailleurs, se sont émues de la tenue de cette conférence, vers qui vont les sympathies de M. Guigue? La réponse est sans équivoque. C’est aux dénonciateurs de l’antisémitisme que s’en prend le chroniqueur d’Oumma.com:
«Grand prêtre de cette nouvelle inquisition, Alain Finkielkraut les voit partout, ces antisémites, il les traque sans relâche, il les bombarde d’anathèmes. À l’instar de BHL, il amasse les royalties d’une notoriété exclusivement fondée sur cette paranoïa auto-entretenue à coups de truismes pontifiants.»
D’où cette conclusion, elle aussi lourde de sens:
«La jactance des pourfendeurs de l’antisémitisme est un discours obsessionnel qui a pour seule fonction, de toute évidence, le déni de la réalité.»
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Le 26 mars 2007, M. Guigue tourne ses regards vers une autre région du monde: le Darfour. Mais les ennemis habituels ne sont jamais très loin. Dans un article d’Oumma.com, M. Guigue souligne que «la cause du Darfour» est «coincée entre les associations juives américaines et les intellectuels organiques hexagonaux» [9]. La référence aux «intellectuels organiques» (expression que l’on retrouvera dans l’article du 13 mars 2008, et dont la proximité avec «les associations juives américaines» ne laisse aucune place au doute) suffit apparemment à déconsidérer cette cause. Pour qui en douterait, M. Guigue enfonce le clou, dans une réponse à un intervenant postée le jour même sur le forum d’Oumma.com, suite à son article:
«L’interprétation dominante du conflit, largement erronée, vise à légitimer une intervention occidentale en la parant de vertus humanitaires. Comme par hasard, les lobbies pro-israéliens en sont les maîtres d’œuvre.»
Le lendemain, le 27 mars donc, le quotidien «Libération» publie dans sa rubrique «Rebonds» une tribune de M. Guigue consacrée au même sujet. Là aussi, il s’en prend aux «faux amis» des populations du Darfour [10]. Dénonçant «un mouvement d’opinion médiatiquement orchestré» en faveur du Darfour, il souligne que «l’accusation de “génocide”» est «orchestrée par les médias américains», avec en toile de fond «les imprécations antisoudanaises des lobbies pro-israéliens».
Sur le site Internet de «Libération», comme sur Oumma.com, il y a un forum des lecteurs. Et, là aussi, la spontanéité de l’écriture permet de libérer le discours. Répondant aux nombreux lecteurs qui ont été indignés par son article, M. Guigue souligne «qu’il est frappant de voir le rôle déterminant des milieux pro-israéliens dans la campagne antisoudanaise». Il s’en prend à «la récupération éhontée de la souffrance darfourie par les chantres du néoconservatisme américain et les admirateurs éperdus de Tsahal», une «récupération» qui est selon lui une «frauduleuse OPA sur le malheur des autres» [11].
On n’est jamais aussi bien trahi que par son vocabulaire. Nous avons lu dans un précédent article de M. Guigue, dont le sujet était la conférence négationniste de Téhéran, qu’Alain Finkielkraut, à l’instar de Bernard-Henri Lévy, «amasse les royalties» d’une notoriété «exclusivement fondée» sur la lutte contre l’antisémitisme. Outre le caractère grotesque de l’accusation, on ne peut qu’être frappé par la «financiarisation» du discours – un procédé qui, s’agissant des Juifs, est rarement innocent. Après les «royalties», voici donc l’«OPA». Le style, c’est l’homme.
NOTES
1. «Irak: american Chaos», Oumma.com, 20 mars 2006. M. Guigue montre, au passage qu’il ne sait rien des opinions de Paul Wolfowitz sur le conflit israélo-arabe, qui sont éloignées de celles de «la droite nationaliste israélienne». On dira, à la décharge de M. Guigue, qu’il n’est pas seul dans ce cas.
2. «Aux origines du conflit israélo-arabe. L’invisible remords de l’Occident», L’Harmattan, 1998.
3. «Moyen-Orient: les deux sources de l’aveuglement occidental», Oumma.com, 18 avril 2006.
4. «La guerre des mots», L’Harmattan, 2003. La citation du professeur Yves Chevalier est extraite de la recension qu’il a faite de ce livre dans le mensuel de l’Amitié judéo-chrétienne de France, «Sens» (2004/6). Le texte de cette recension (avec les textes des recensions de deux autres livres de M. Guigue, par le même auteur dans la même revue) a été mis en ligne le 22 mars 2008, par Menahem Macina, sur le site upjf.org.
5. «La République au défi de l’ethnicité», «Études», avril 2006.
6. «La lettre persane de Mahmoud Ahmadinejad», Oumma.com, 23 mai 2006.
7. «Irréductible Syrie», Oumma.com, 11 décembre 2006.
8. «La conférence de Téhéran et les Faurisson pro-israéliens», Oumma.com, 20 décembre 2006.
9. «Le Darfour et ses faux amis», Oumma.com, 26 mars 2007.
10. «Darfouris, attention aux “faux amis”», «Libération», 27 mars 2007.
11. Liberation.com, 27 et 28 mars 2007.
Sur Sabra et Chatila, les fausses accusations du «Monde diplomatique»
Les prétendues «responsabilités israéliennes» dans le massacre de Sabra et Chatila
Une enquête de la rédaction de «L’Arche»
Une enquête de la rédaction de «L’Arche»
Voici un bref résumé de cet article
(l’article dans son intégralité est reproduit à la suite)
(l’article dans son intégralité est reproduit à la suite)
Entre le jeudi 16 septembre 1982 et le samedi 18 septembre 1982, des membres des Phalanges chrétiennes libanaises massacrèrent des Palestiniens et des Libanais musulmans dans les quartiers de Sabra et Chatila, à Beyrouth. Les Phalangistes entendaient se venger ainsi de l’assassinat de leur chef, Bachir Gemayel, qui venait d’être élu président du Liban. Le massacre de Sabra et Chatila (les estimations du nombre des victimes varient, selon les sources, entre 800 et 3000 morts) s’inscrivait dans le cadre d’une guerre civile libanaise qui, en quinze années de combats, fit environ 150 000 morts, des atrocités étant commises par toutes les parties.
Très vite, toutes les informations – de source israélienne, libanaise ou palestinienne – indiquèrent que le responsable du massacre était l’officier phalangiste Élie Hobeika. Mais ce dernier ne fut jamais inquiété. Au contraire: entré en politique dans la mouvance pro-syrienne, Élie Hobeika fut par la suite élu au Parlement libanais, et devint ministre dans un gouvernement dirigé par Rafic Hariri.
Si les auteurs du massacre étaient clairement identifiés, une question se posait quant au comportement de l’armée israélienne. En effet, l’armée israélienne, qui était entrée au Liban trois mois auparavant, contrôlait Beyrouth-Ouest au moment du massacre. L’affaire suscita donc une vive émotion en Israël. Le gouvernement israélien dut créer une commission d’enquête publique dont les membres étaient, conformément à la loi, nommés par le président de la Cour suprême. La commission Kahane remit le 8 février 1983 un rapport, long et détaillé, qui décrivait les événements de septembre 1982.
Sur le massacre lui-même, le rapport est sans ambiguïté: il a été commis par les Phalangistes, et eux seuls. «Nous n’avons aucun doute sur le fait qu’il n’y a pas eu de complot ni de conspiration entre qui que ce soit de la direction civile d’Israël, ou de la direction de Tsahal, et les Phalangistes.» Cependant, la commission Kahane ne s’en tient pas là. Elle introduit dans le débat un concept de «responsabilité indirecte», qui est plus moral que juridique. Et elle met en cause des dirigeants israéliens (parmi lesquels le ministre de la défense Ariel Sharon, qui devra quitter ses fonctions) dont la faute est de n’avoir pas prévu ce qui résulterait de l’entrée des Phalangistes dans Sabra et Chatila, ou de n’avoir pas eu suffisamment de présence d’esprit, lorsque les premières rumeurs sur le massacre commencèrent à circuler, pour ordonner à Tsahal d’intervenir à Sabra et Chatila et d’en faire sortir les Phalangistes.
Vingt ans après les faits, en septembre 2002, le mensuel «Le Monde diplomatique» publie un article signé Pierre Péan, intitulé «Sabra et Chatila, retour sur un massacre». Cet article, qui se présente comme une «enquête» sur les circonstances du massacre et ses instigateurs, défend explicitement la thèse selon laquelle le massacre a été ordonné par les Israéliens, qui auraient même pris part à son exécution. On y lit notamment : «Amir Oren, à partir de documents officiels, a, dans “Davar” du 1er juillet 1994, affirmé que les massacres faisaient partie d’un plan décidé entre M. Ariel Sharon et Bachir Gemayel, qui utilisèrent les services secrets israéliens, dirigés alors par Abraham Shalom, qui avait reçu l’ordre d’exterminer tous les terroristes. Les milices libanaises n’étaient rien moins que des agents dans la ligne de commandement qui conduisait, via les services, aux autorités israéliennes.»
Alain Gresh, qui est à l’époque de la parution de l’article de Pierre Péan le rédacteur en chef du «Monde diplomatique», et Dominique Vidal, qui est alors rédacteur en chef adjoint, reprendront à leur compte les affirmations de M. Péan dans un livre, «Les 100 clés du Proche-Orient», qui sera ensuite traduit et réédité. La légende d’une machination israélienne visant à organiser un massacre de civils a été ainsi largement diffusée, y compris en France où elle fait partie d’un discours diabolisant qui vise les Israéliens et les Juifs en général.
Or nous avons consulté l’original de l’article de «Davar» qui a été «cité» par Pierre Péan et, après lui, par Alain Gresh et Dominique Vidal. À la lecture, aucun doute n’est possible: non seulement cet article ne dit pas ce que les trois journalistes français lui font dire, mais il dit exactement le contraire. Interrogé à ce sujet par «L’Arche», Amir Oren déclare: «La citation de moi faite par Péan est fausse. Et s’il a fait cela délibérément, c’est un menteur. Je n’ai jamais écrit les mots que Péan m’attribue.»
Cette falsification n’est pas la seule. L’article contient d’autres éléments qui, ainsi qu’il ressort de l’enquête de «L’Arche», sont matériellement faux et contribuent à induire le public en erreur.
Cependant, l’article de septembre 2002 est toujours en ligne sur le site internet du «Monde diplomatique». Le «Monde diplomatique» a également décidé de mettre en permanence à la disposition du public, dans le cadre des «Documents» présentés gratuitement sur son site internet, le chapitre du livre «Les 100 clés du Proche-Orient» intitulé «Sabra et Chatila (massacres de)», contenant la longue citation de Pierre Péan, avec en complément un «lien» dirigeant le lecteur vers l’article de Pierre Péan.
Cette insistance sur la légende d’une machination israélienne ayant directement causé le massacre de Sabra et Chatila appelle plusieurs questions. D’où Pierre Péan tenait-il ses (fausses) «informations» sur le contenu de l’article d’Amir Oren? Qui lui avait communiqué ces données, et dans quelle intention? Pourquoi Pierre Péan n’a-t-il pas vérifié la véracité de ces données? Pourquoi la rédaction du «Monde diplomatique» a-t-elle publié cet article, sans rien vérifier elle-même? Et pourquoi MM. Gresh et Vidal se sont-ils obstinés, des années plus tard, à reproduire ces accusations infondées qu’ils avaient diffusées dans leur journal?
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Nous reproduisons ci-dessous l'intégralité de l'article, avec ses annexes.
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Extrait de L’Arche n°595-596 (décembre 2007-janvier 2008)
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En septembre 1982, le monde découvrit avec horreur que des civils, en partie libanais et en partie palestiniens, avaient été massacrés dans deux quartiers périphériques de Beyrouth-Ouest connus sous les noms de Sabra et Chatila. Les premières images transmises par les médias témoignaient d’une épouvantable tuerie: cadavres gisant dans les rues, corps dépecés. L’estimation du nombre des victimes variait, selon les sources, de 800 à 3 000.
Le Liban était alors plongé depuis sept ans dans une guerre civile qui, à cette date, avait fait quelque 100 000 morts et dont le bilan total, sur quinze années de combats, sera évalué à 150 000 morts. Cette guerre civile, mettant aux prises de nombreux groupes parmi lesquels des Chrétiens maronites, des Musulmans sunnites et chiites, des Druzes, des miliciens pro-syriens et des Palestiniens de diverses obédiences, avait été marquée dès l’origine par des atrocités en grand nombre. Les noms de Sabra et Chatila s’inscrivaient dans une liste déjà longue de localités libanaises qui avaient été le théâtre d’affrontements meurtriers, dont le massacre de Chrétiens par des Palestiniens à Damour, en janvier 1976, et le massacre de Palestiniens par des Chrétiens à Tel El-Zaatar, en août 1976.
Les auteurs du massacre de Sabra et Chatila étaient des membres des Phalanges, une organisation chrétienne libanaise, qui entendaient venger ainsi l’assassinat de leur chef, Bachir Gemayel, lequel venait d’être élu président de la République. Une affaire intérieure libanaise, donc. Mais, au même moment, l’armée israélienne, qui était entrée au Liban trois mois auparavant, avait pris le contrôle de Beyrouth-Ouest. Un doigt accusateur fut donc pointé vers Israël.
Très vite, toutes les informations – de source israélienne, libanaise ou palestinienne – indiquèrent que le responsable du massacre était l’officier phalangiste Élie Hobeika. Mais ce dernier ne fut jamais inquiété. Au contraire: entré en politique dans la mouvance pro-syrienne, Élie Hobeika fut élu au Parlement libanais, et devint ministre dans un gouvernement dirigé par Rafic Hariri. Aucune des personnes qui défendaient la mémoire des victimes de Sabra et Chatila n’osa lui demander des comptes. Seuls les Israéliens furent mis sur la sellette. Et lorsque Élie Hobeika déclara publiquement son intention de dire «sa vérité» sur les événements de Sabra et Chatila, il fut opportunément victime d’un attentat à la bombe.
Une commission d’enquête libanaise avait été créée, au lendemain des événements, par Amine Gemayel, le chef phalangiste élu président de la République après l’assassinat de son frère. Dirigée par Assad Germanos, le procureur du tribunal des forces armées du Liban, cette commission publia en juin 1983 un rapport qui ne désignait pas de coupables mais… lavait les Phalangistes de toute responsabilité. Plus tard, un avocat libanais, Chebli Mallat, parlant au nom des «victimes du massacre de Sabra et Chatila», lança une action contre Ariel Sharon devant la justice belge, mais négligea lui aussi de poursuivre les auteurs libanais du massacre. En un mot, on s’est accordé pour rechercher les coupables non pas là où ils se trouvaient, mais là où on avait par avance décidé de les chercher.
Un texte fondateur
Le massacre de Sabra et Chatila, au-delà de ce qu’il avait d’horrible pour les victimes et leurs proches, devait jouer un rôle majeur à plusieurs titres. Il eut une influence directe sur la vie politique israélienne, entraînant notamment l’éviction d’Ariel Sharon du ministère de la défense. Au plan international, il joua un rôle central dans les attaques visant Ariel Sharon (désormais présenté par la propagande antisioniste comme le «boucher de Sabra et Chatila») mais aussi les Israéliens dans leur ensemble. Enfin, il permit à de nombreuses personnes de cristalliser leurs fantasmes – depuis Jean Genet qui, comme Eric Marty l’a montré, projeta ses pulsions antisémites dans son texte Quatre heures à Chatila, jusqu’à une multitude d’agitateurs chez qui le thème du Juif massacreur de femmes et d’enfants a ravivé des mythes séculaires. En ce sens, un quart de siècle après les faits, «Sabra et Chatila» est toujours parmi nous.
Ce que le grand public sait – ou croit savoir – du massacre de Sabra et Chatila est largement alimenté par une production journalistique ultérieure. Et, dans cette production, un texte joue un rôle crucial. Il s’agit d’un article publié, vingt ans après l’événement, dans le mensuel Le Monde diplomatique, sous la signature de Pierre Péan. Cet article, qui se présente comme une «enquête» sur les circonstances du massacre et ses instigateurs, défend explicitement la thèse selon laquelle le massacre a été ordonné par les Israéliens, qui auraient même pris part à son exécution.
L’article de Pierre Péan dans Le Monde diplomatique, complété dans le même numéro par un deuxième article, toujours de Pierre Péan, annonçant «de nouvelles pièces au dossier d’accusation» [voir l’encadré «Les “révélations” d’Alain Ménargues»], est un texte fondateur, une matrice à partir de laquelle seront produites d’autres variantes sur le même thème. Ainsi, un passage central de ce texte figure dans un livre de vulgarisation, Les 100 clés du Proche-Orient, rédigé par deux membres de la rédaction du Monde diplomatique. Dans la dernière édition de ce livre, qui date de 2006, la citation de l’article de Pierre Péan occupe une page entière, soit le tiers de l’entrée consacrée à Sabra et Chatila. La citation de Péan est précédée d’une introduction catégorique: «Vingt ans après, on en sait plus sur les massacres de Sabra et Chatila» et s’achève sur ce jugement définitif, emprunté à l’Américain Morris Draper [sur les motivations de ce dernier, voir l’encadré «L’étrange “témoignage” de Morris Draper»]: «Il ne fait aucun doute que Sharon est responsable [des massacres]; c’est le cas même si d’autres Israéliens doivent partager cette responsabilité.»
Ainsi, pour la fraction – non négligeable – du grand public qui considère Le Monde diplomatique comme «un journal de référence», aucun doute n’est possible. Sabra et Chatila est un crime signé, et la signature est exclusivement israélienne. Il ne s’agit pas là d’une accusation portée dans l’émotion du moment, mais d’un jugement prononcé à tête reposée, censé s’appuyer sur des informations nouvelles («Vingt ans après, on en sait plus») et réitéré dans un livre daté de 2006. Qui oserait le contester? Certainement pas les nombreuses personnes, en France ou à l’étranger, dont la culture internationale repose largement sur la lecture du Monde diplomatique et de ses dérivés.
Le jugement ainsi formulé est lourd de conséquences. Imputer un tel crime aux Israéliens (et de manière quasiment indifférenciée: selon la citation de Draper mise en exergue dans l’article puis dans le livre, la responsabilité est partagée entre «Sharon» et «d’autres Israéliens» non désignés), c’est alimenter un discours de la haine dont les effets dans le monde arabo-musulman, et aussi dans des pays comme la France, sont plus sensibles que jamais. Or, comme nous le verrons dans la suite, cette imputation repose sur un faux témoignage dont le véritable auteur demeure mystérieux mais dont les diffuseurs persistent et signent.
Septembre 1982
Avant d’examiner plus en détail l’article de Pierre Péan, revenons sur les circonstances du drame.
Au moment du massacre de Sabra et Chatila (Le Monde diplomatique écrit «les massacres», comme si un pluriel non justifié ajoutait à la gravité de la chose), l’armée israélienne se trouvait au Liban depuis un peu plus de trois mois. L’intervention israélienne, qui avait commencé le 6 juin 1982, avait pour objet, selon les premières déclarations du chef du gouvernement Menahem Begin, d’éliminer l’infrastructure militaire palestinienne au Liban-Sud, qui menaçait le nord d’Israël. Mais, très vite, la nature de l’opération avait évolué – en grande partie sous l’influence du ministre de la défense, Ariel Sharon, qui, en créant sur le terrain des faits accomplis, était parvenu à imposer ses choix politiques à Begin et aux autres ministres.
Remontant vers le nord du Liban, au-delà de la limite de 40 kilomètres qui lui avait été assignée dans la décision initiale du gouvernement, Tsahal fit la jonction avec les Forces libanaises, une milice chrétienne dominée par les Phalangistes [Kataëb: formation politique libanaise fondée et dirigée par la famille Gemayel]. Le 25 juillet 1982, les quartiers musulmans de Beyrouth-Ouest était entièrement encerclés.
L’objectif attribué à Ariel Sharon – susciter, conjointement avec ses alliés chrétiens libanais, la création d’un «nouveau Liban» affranchi des éléments armés étrangers, qu’ils fussent palestiniens ou syriens – semblait sur le point d’être atteint. Le 23 août, le dirigeant phalangiste Bachir Gemayel fut élu à la présidence du Liban; son entrée en fonctions était prévue pour le 23 septembre. Dans les derniers jours du mois d’août, une force multinationale arriva à Beyrouth, et les forces palestiniennes et syriennes se retirèrent de la ville. Des informations de diverses sources indiquèrent que ce retrait n’avait pas été total et que des combattants étaient demeurés sur place; mais ce devait être, s’accordait-on à penser, l’affaire des autorités libanaises.
Le 14 septembre, cependant, tout bascula: Bachir Gemayel fut tué dans un attentat vraisemblablement commandité par des agents syriens. Les responsables israéliens – principalement Ariel Sharon et Raphaël Eytan, le commandant en chef de Tsahal – prirent d’urgence quelques mesures conservatoires, en espérant manifestement que la situation s’éclaircirait dans les jours à venir. Leur capacité d’initiative politique était d’autant plus réduite que tous les Israéliens se préparaient alors aux fêtes du Nouvel an juif, qui commençaient le samedi 18 septembre. C’est à l’intérieur de ce bref laps de temps, entre le 16 septembre au soir et le 18 septembre au matin, que se produisit le massacre de Sabra et Chatila.
Ce massacre, nous l’avons dit, suscita une émotion énorme. Dans le monde et, peut-être surtout, en Israël. Les auteurs du crime, on le savait déjà, étaient des membres des Forces libanaises. Mais comment cela avait-il été possible, alors que Tsahal était dans Beyrouth? Une importante partie de l’opinion publique israélienne exigeait des réponses. Des centaines de milliers de citoyens sortirent dans la rue, formant ce qui restera dans les annales comme la plus grande manifestation politique jamais organisée en Israël.
Cette mobilisation, due à l’initiative de La Paix Maintenant [Shalom Akhshav: mouvement fondé en 1978 par des officiers de réserve de Tsahal], visait la politique gouvernementale dans son ensemble autant que les développements récents. Dénonçant la conduite de la guerre par Ariel Sharon, les manifestants voyaient dans le massacre de Sabra et Chatila la conséquence tragique d’une politique visant à modifier l’ordre des choses au Liban – mais certainement pas un acte délibéré qui aurait été initié par cette armée israélienne dont beaucoup de protestataires étaient des soldats et des officiers.
Le 28 septembre 1982, le gouvernement d’Israël céda à la pression et annonça la création d’une commission d’enquête publique sur le massacre de Sabra et Chatila. Aux termes de la loi israélienne, une telle commission est nommée par le président de la Cour suprême. Totalement indépendante du pouvoir politique, elle jouit de prérogatives analogues à celles d’un tribunal et a la capacité d’entendre tous les témoignages qui lui semblent nécessaires à la découverte de la vérité. Elle peut aussi se prononcer sur les responsabilités des individus mis en cause, et sur les sanctions qui doivent leur être appliquées.
La commission d’enquête sur le massacre de Sabra et Chatila était composée de trois personnes: le président de la Cour suprême lui-même, le juge Itzhak Kahane; le professeur Aharon Barak, à l’époque juge à la Cour suprême et par la suite président de la Cour suprême; et le général de réserve Yona Efrat. Ils étaient assistés par une équipe de juristes de haut niveau.
La commission Kahane remit le 8 février 1983 un rapport, long et détaillé, qui décrivait les événements de septembre 1982. Le «récit des événements» ci-dessous est un résumé de ce rapport.
Le récit des événements
On l’a vu: la date décisive est le mardi 14 septembre. La mort de Bachir Gemayel, ce jour-là, remettait en question l’équilibre des forces. Craignant une perte de contrôle, les dirigeants israéliens décidèrent que Tsahal devait entrer dans Beyrouth-Ouest. Cependant, il fut stipulé que Tsahal ne pénétrerait pas dans les quartiers à dominante palestinienne, où des combattants armés étaient encore implantés: ce devait être la responsabilité des seuls Libanais. La règle s’appliquait notamment aux «camps de Sabra et Chatila» [NDLR: cette expression pèche par excès de généralité, au regard de l’histoire des deux quartiers et de leur population au moment des événements; mais elle est consacrée par l’usage].
Tsahal établit un poste de commandement sur le toit d’un immeuble avoisinant. À partir du mercredi 15 septembre, des tirs nourris furent dirigés, depuis l’intérieur des «camps» de Sabra et Chatila, contre le poste de commandement et contre une unité de Tsahal stationnée dans les environs, faisant un mort et plusieurs blessés. Les Israéliens ripostèrent, mais ne quittèrent pas leurs positions.
Le 15 septembre toujours, Ariel Sharon effectua une visite au poste de commandement, où il rencontra Raphaël Eytan. Au cours de cette réunion, il fut précisé, entre autres choses, que les Forces libanaises pénétreraient dans Sabra et Chatila pour neutraliser les combattants qui s’y trouvaient encore. L’après-midi du 15 septembre, Sharon rentra en Israël; Eytan fit de même le lendemain.
Le jeudi 16 septembre eut lieu une première réunion de coordination entre Tsahal et les Forces libanaises. Le général Amos Yaron, commandant des forces israéliennes dans la région, rappela à ses interlocuteurs que l’objectif était de faire cesser les attaques menées à partir de Sabra et Chatila, mais qu’aucun tort ne devait être causé aux populations civiles. Les participants convinrent de l’entrée dans Sabra et Chatila de 150 combattants chrétiens, appartenant à une unité commandée par le chef phalangiste Élie Hobeika. Ce dernier se trouvait sur le toit du poste de commandement de Tsahal, d’où il donnait des ordres à ses hommes par un téléphone de campagne.
L’opération débuta ce même 16 septembre, à 18 heures. À partir de ce moment, les Israéliens n’avaient plus aucune information directe sur ce qui se passait à l’intérieur de Sabra et Chatila. Peu après, des militaires israéliens surprirent, sur le téléphone des Phalangistes, des conversations qui éveillèrent leur suspicion. Le général Yaron, informé, prit Hobeika à part et lui parla en tête-à-tête durant cinq minutes. (Le général israélien devait expliquer par la suite, devant la commission Kahane, qu’il avait sévèrement averti Hobeika, ainsi que les autres officiers des Forces libanaises, de ne pas faire de mal aux civils, et que ses interlocuteurs l’avaient assuré que des ordres avaient été donnés dans ce sens.)
En fait, le massacre avait déjà commencé, mais personne ne le savait à l’extérieur – sauf les officiers phalangistes, qui suivaient les opérations sur leur téléphone de campagne. Au cours de la nuit, les Phalangistes opérant à l’intérieur de Sabra et Chatila demandèrent à l’armée israélienne de tirer des fusées éclairantes pour faciliter leur progression. Cela leur fut en partie accordé. Les Israéliens croyaient toujours avoir affaire à des affrontements entre miliciens, et non à un massacre.
Au matin du vendredi 17 septembre, les officiers israéliens présents au poste de commandement apprirent par l’officier de liaison phalangiste que des meurtres avaient été commis, qu’il y avait été mis bon ordre, et que ces exactions avaient cessé. Au cours de la matinée de ce 17 septembre, le chef des services de renseignements de Tsahal reçut une information parlant de 300 morts à Sabra et Chatila. Cependant, aucune confirmation n’ayant pu être obtenue, l’information ne fut pas transmise plus avant.
Des rumeurs commençaient pourtant à circuler. Le journaliste Zeev Schiff, du quotidien Haaretz, entendit dire qu’il y avait eu un massacre. Il alerta le ministre adjoint de la défense, Mordehaï Tsipori, qui s’adressa à son tour au ministre des affaires étrangères Itzhak Shamir. Mais tout cela semblait trop vague pour justifier une intervention militaire israélienne.
Pendant ce temps, à Beyrouth, le commandant de la région nord de Tsahal, le général Amir Drori, rencontrait le commandant en chef de l’armée régulière libanaise. Il tenta de le convaincre que l’armée libanaise devait entrer dans les camps. «Vous savez ce que les Libanais sont capables de se faire les uns aux autres», dit Drori. «C’est important, vous devriez agir maintenant.» La réponse libanaise fut négative.
Dans la journée du vendredi 17 septembre, des militaires israéliens positionnés à proximité de Sabra et Chatila furent témoins d’actes de brutalité et de meurtres commis par des Phalangistes sur des civils. Mais leur compte rendu arriva trop tard. Dans l’après-midi, le commandant en chef de Tsahal, le général Eytan, rencontrait des officiers phalangistes qui l’informèrent que l’opération était achevée et qu’ils quitteraient les lieux le lendemain à cinq heures du matin.
Au matin du samedi 18 septembre, les Phalangistes étaient toujours dans Sabra et Chatila. Le général Yaron exigea alors du chef des Phalangistes qu’il retire ses hommes immédiatement. Les Phalangistes obéirent, et les derniers d’entre eux partirent à huit heures du matin.
Par haut-parleur, l’armée israélienne appela les habitants à sortir de leurs maisons. Ils furent rassemblés dans un stade voisin, où ils reçurent à boire et à manger. On découvrit alors que les Phalangistes avaient tué, outre des combattants, des civils en grand nombre.
Des employés de la Croix-Rouge et des journalistes arrivèrent sur place, et informèrent le monde entier. Le premier ministre israélien Menahem Begin apprit tout cela à l’issue du shabbat, en écoutant la BBC. Il alerta aussitôt Ariel Sharon et Raphaël Eytan, qui lui dirent qu’il y avait effectivement eu des atrocités, mais que celles-ci avaient cessé et que les Phalangistes avaient été contraints à se retirer.
Selon les services de renseignements de Tsahal, le nombre des civils tués à Sabra et Chatila se situerait entre 700 et 800. De source palestinienne, on a donné des chiffres plus élevés allant jusqu’à 3 000 morts. La commission Kahane juge que l’estimation de Tsahal est la plus vraisemblable. Dans son article du Monde diplomatique, Pierre Péan donne, en se référant à une historienne libanaise d’origine palestinienne, le chiffre de 906 tués (pour moitié palestiniens), auxquels s’ajoutent «484 disparus», ce qui fait au total «1 490 victimes identifiées».
Responsabilités
Le massacre, dit la commission, a été commis durant le temps de présence des Phalangistes dans Sabra et Chatila, entre le jeudi 16 septembre à 18 heures et le samedi 18 septembre à 8 heures (soit, au total, 38 heures). Seuls les Phalangistes ont opéré: la commission a enquêté sur les rumeurs concernant une prétendue présence de personnels de Tsahal, et celles-ci sont apparues dénuées de tout fondement.
Par exemple, la commission a été informée qu’on avait trouvé à Sabra la carte d’identité civile et la plaque d’identification militaire d’un soldat israélien âgé de 21 ans, nommé Benny Haïm Ben-Yossef. Cela n’indiquait-il pas, contrairement aux affirmations israéliennes, une présence de Tsahal à Sabra et Chatila? Une enquête fut donc menée à ce sujet.
Il s’avéra que le soldat en question était à Beyrouth avec son unité le mercredi 15 septembre (donc, avant le massacre). L’unité essuya des tirs alors qu’elle passait non loin de Shatila. Le soldat fut touché. La veste de protection qu’il portait sur lui se mit à brûler; l’infirmier de l’unité découpa la veste et la jeta sur le bas-côté de la route, car elle contenait des grenades qui risquaient d’exploser.
La commission Kahane, après avoir recueilli les témoignages du jeune soldat et de l’infirmier, conclut: «Il est clair qu’il n’était pas du tout dans les camps. (…) Évidemment, quelqu’un a trouvé ses papiers sur le bord de la route et les a amenés dans le camp, où ils ont été découverts.» Au moment où se produisaient les événements sur lesquels porte le travail de la commission, le soldat Ben-Yossef était à l’hôpital de Haïfa; il y fut amputé d’un bras et traité pour de graves blessures aux jambes.
La commission Kahane, ayant ainsi achevé l’étude des éléments factuels, se pose la question des responsabilités. Plus exactement: des seules responsabilités israéliennes, car les responsabilités des autres acteurs (libanais, américains, etc.) n’entrent pas dans le champ de son enquête. Il est certain, souligne le rapport de la commission, qu’aucune responsabilité directe ne peut être invoquée à l’encontre des Israéliens: «Nous n’avons aucun doute sur le fait qu’il n’y a pas eu de complot ni de conspiration entre qui que ce soit de la direction civile d’Israël, ou de la direction de Tsahal, et les Phalangistes».
La décision de laisser les Phalangistes entrer à Sabra et Chatila, écrit encore la commission, avait pour but d’éviter de nouvelles victimes israéliennes, de «répondre aux pressions de l’opinion publique israélienne, qui reprochait aux Phalangistes de bénéficier des résultats de la guerre sans y avoir pris part», et aussi de «profiter de l’expertise des Phalangistes pour ce qui est d’identifier des terroristes et de découvrir des caches d’armes».
Dans n’importe quel autre pays, le rapport s’arrêterait là. Et le monde entier finirait par entériner cette auto-absolution. Mais la commission Kahane ne conçoit pas son rôle de cette manière. Elle innove, en introduisant dans le débat un concept de «responsabilité indirecte» qui est plus moral que juridique.
Le juge Itzhak Kahane, le juge Aharon Barak et le général de réserve Yona Efrat décident de mettre en cause des dirigeants israéliens dont la faute est de n’avoir pas prévu ce qui résulterait de l’entrée des Phalangistes dans Sabra et Chatila, ou de n’avoir pas eu suffisamment de présence d’esprit, lorsque les premières rumeurs sur le massacre commencèrent à circuler, pour ordonner à Tsahal d’intervenir à Sabra et Chatila et d’en faire sortir les Forces libanaises. Ces dirigeants sont «indirectement responsables», dit la commission, car ils auraient dû prendre en compte les méthodes particulièrement brutales employées par les miliciens chrétiens (comme d’ailleurs par leurs adversaires, palestiniens et autres, dans la longue guerre civile libanaise), et leur possible réaction au lendemain de l’assassinat de Bachir Gemayel, président élu du Liban et chef vénéré des Phalangistes.
D’autres acteurs encore pourraient être mis en cause, souligna la commission – notamment les dirigeants libanais qui ont refusé de faire entrer l’armée dans les camps, et les représentants des États-Unis qui ont refusé de faire pression en ce sens. Mais, puisqu’il s’agit d’une enquête israélienne, seuls les manquements des Israéliens sont pris en compte.
Ainsi furent blâmés par la commission, à des degrés divers: le premier ministre Menahem Begin, le ministre de la défense Ariel Sharon, le ministre des affaires étrangères Itzhak Shamir, le commandant en chef des armées Raphaël Eytan, le chef des renseignements militaires Yehoshoua Saguy, le commandant de la région nord Amir Drori, et le général Amos Yaron. La recommandation la plus sévère était celle visant Ariel Sharon, qui dut quitter ses fonctions.
En conclusion, la commission Kahane évoqua l’argument, non dénué de fondement, selon lequel «des massacres ont eu lieu auparavant au Liban, avec des victimes beaucoup plus nombreuses qu’à Sabra et Chatila, mais l’opinion publique mondiale ne s’en est pas émue et aucune commission d’enquête n’a été établie». Mais elle rejeta cet argument, en soulignant que l’objectif de son enquête était de préserver «l’intégrité morale d’Israël, et son fonctionnement en tant qu’État démocratique adhérant scrupuleusement aux principes fondamentaux du monde civilisé». La commission ajouta dans son rapport: «Nous ne nous berçons pas de l’illusion que les résultats de notre enquête pourraient suffire à convaincre ou à satisfaire les gens nourris de préjugés et les consciences sélectives. Mais notre enquête ne leur était pas destinée.»
La thèse du complot
Pierre Péan n’avait sans doute pas à l’esprit la phrase de la commission Kahane sur «les gens nourris de préjugés et les consciences sélectives» lorsqu’il publia, dans Le Monde diplomatique de septembre 2002, son article intitulé «Sabra et Chatila, retour sur un massacre» [1].
Il est inutile de revenir ici sur les méthodes pour le moins approximatives de ce journaliste (qui devait s’illustrer par la suite en expliquant, dans un livre particulièrement ignoble, que le génocide des Tutsis au Rwanda, en 1994, n’avait pas vraiment eu lieu, et que ce qu’on en savait était le fruit d’une opération de propagande reflétant le caractère intrinsèquement «menteur» des victimes tutsies). Nous ne nous attarderons pas non sur quelques formules douteuses figurant dans l’article, comme celle-ci, attribuée à l’écrivain libanais Elias Khoury: «Les Palestiniens sont victimes de l’instrumentalisation de la Shoah par le gouvernement israélien». L’important tient dans l’affirmation de Pierre Péan selon laquelle les Israéliens étaient les véritables organisateurs du massacre.
Ici, il convient de citer l’article mot pour mot: «Amir Oren, à partir de documents officiels, a, dans Davar du 1er juillet 1994, affirmé que les massacres faisaient partie d’un plan décidé entre M. Ariel Sharon et Bachir Gemayel, qui utilisèrent les services secrets israéliens, dirigés alors par Abraham Shalom, qui avait reçu l’ordre d’exterminer tous les terroristes. Les milices libanaises n’étaient rien moins que des agents dans la ligne de commandement qui conduisait, via les services, aux autorités israéliennes.»
Voilà, sous sa forme la plus extrémiste, la thèse du complot israélien. Cette «démonstration» de la culpabilité des Israéliens a, qui plus est, l’avantage de reposer sur un témoignage israélien, celui du journaliste Amir Oren, écrivant dans le quotidien de gauche (aujourd’hui disparu) Davar.
En complément, Le Monde diplomatique annonce, toujours sous la plume de Pierre Péan, la parution d’un livre «très attendu» d’Alain Ménargues qui, dit-il, «apporte de nouvelles pièces au dossier d’accusation». Ces «pièces» démontreraient la culpabilité directe des Israéliens [voir notre encadré à ce propos].
Alain Gresh, qui était à l’époque de la parution de l’article de Pierre Péan le rédacteur en chef du Monde diplomatique, et Dominique Vidal, qui était alors rédacteur en chef adjoint, reprirent ensuite à leur compte les affirmations de M. Péan dans leur livre largement diffusé, Les 100 clés du Proche-Orient [2]. L’article publié par Le Monde diplomatique fournit ainsi la «preuve» invoquée dans leur livre par les journalistes du Monde diplomatique. Et il ne s’agit pas, chez eux, d’une remarque faite incidemment: la citation directe de l’article de Pierre Péan occupe une page entière du livre d’Alain Gresh et Dominique Vidal. Aucune citation, dans l’ensemble du livre, n’a droit à un pareil traitement. Les accusations formulées par Pierre Péan semblent donc jouer un rôle important dans le dispositif rhétorique de MM. Gresh et Vidal.
Ces accusations ont d’autant plus de poids qu’elles ne sont pas limitées à l’espace francophone. Selon le site internet du Monde diplomatique, le mensuel compte «68 éditions internationales en 26 langues». On ne sait combien de ces éditions ont repris l’article de Pierre Péan. Nous l’avons trouvé sur internet en français, anglais, allemand, italien, portugais et arabe. Quant au livre d’Alain Gresh et Dominique Vidal, il a été traduit au moins en anglais et en espagnol [3].
Partout, dans ces versions successives du texte fondateur de Pierre Péan, figure la citation-clé attribuée à Amir Oren, selon laquelle «les massacres faisaient partie d’un plan décidé entre M. Ariel Sharon et Bachir Gemayel», les milices libanaises n’étant rien d’autre que «des agents dans la ligne de commandement qui conduisait, via les services, aux autorités israéliennes». Si l’on ajoute que, selon MM. Péan, Gresh et Vidal, l’affirmation d’Amir Oren s’appuie sur des «documents officiels», aucun doute n’est permis. Les Israéliens sont les vrais coupables.
Amir Oren
Le quotidien Davar, où l’article d’Amir Oren est paru le 1er juillet 1994, n’existe plus. Mais il y a des archives dans les bibliothèques. Et il y a l’auteur, Amir Oren, qui fait aujourd’hui partie de la rédaction du quotidien Haaretz. MM. Gresh et Vidal n’ont pas songé à le contacter. Nous l’avons fait à leur place [voir, en encadré, notre entretien avec Amir Oren].
Amir Oren n’avait pas lu Le Monde diplomatique, ni l’ouvrage d’Alain Gresh et Dominique Vidal Les 100 clés du Proche-Orient. Lorsqu’il fut contacté pour la première fois par la rédaction de L’Arche, qui lui communiqua le texte (dans l’original et en traduction), Amir Oren tomba des nues. Il ignorait tout des affirmations qu’on lui avait prêtées.
Il faut dire encore qu’Amir Oren a la réputation d’un journaliste à la plume acérée. Il n’a jamais ménagé Ariel Sharon, et les critiques qu’il lui porta avaient engendré entre les deux hommes une inimitié notoire. Si j’avais écrit une chose pareille, nous dit Amir Oren, Ariel Sharon se serait empressé de me faire un procès, et il l’aurait gagné sans le moindre effort.
De fait, après les sévères conclusions de la commission Kahane à son encontre, Ariel Sharon s’était lancé dans une campagne pour défendre sa réputation. Il avait même intenté un procès à l’hebdomadaire américain Time, lequel avait écrit que, lors d’une visite de condoléances, il aurait «discuté avec les Gemayel de la nécessité pour les Phalangistes de venger l’assassinat de Bachir» [voir l’encadré «Ariel Sharon contre l’hebdomadaire Time»].
Ariel Sharon n’a pas attaqué en justice Pierre Péan, ni Le Monde diplomatique, ni MM. Gresh et Vidal et leurs éditeurs, et il n’a sans doute jamais été informé de leurs assertions le concernant. En revanche, si le quotidien israélien Davar, sous la plume d’Amir Oren, s’était risqué à publier les propos que lui attribuent MM. Péan, Gresh et Vidal, il est certain qu’Ariel Sharon se serait fait un plaisir de le traîner en justice. Or il n’y eut rien de tel. Ce seul constat n’aurait-il pas dû faire dresser l’oreille aux journalistes avertis que sont Alain Gresh et Dominique Vidal?
Exactement le contraire
Quoi qu’il en soit, nous avons consulté l’original de l’article de Davar «cité» par Pierre Péan et, après lui, par Alain Gresh et Dominique Vidal. À la lecture, aucun doute n’est possible: non seulement cet article ne dit pas ce que les trois journalistes français lui font dire, mais il dit exactement le contraire.
L’article d’Amir Oren ne porte, en fait, que marginalement sur le massacre de Sabra et Chatila. Cet article paraît le 1er juillet 1994, quelques jours après la publication d’un rapport d’enquête sur le massacre de 29 musulmans en prière à la mosquée de Hébron, commis le 25 février 1994 par l’Israélien d’origine américaine Baruch Goldstein, qui fut tué au cours de l’événement. L’article traite essentiellement de la responsabilité juridique et morale des dirigeants israéliens face à de tels crimes: par exemple, aurait-on dû retirer à Baruch Goldstein (connu des services de sécurité comme militant d’extrême droite) l’arme de service à laquelle il avait droit en tant que médecin réserviste de Tsahal? Vers le milieu de l’article, quatre paragraphes évoquent, à titre de rappel historique sur cette question de «responsabilité morale», le cas de Sabra et Chatila.
Amir Oren revient sur ce que les dirigeants de Tsahal et des services israéliens de sécurité savaient en 1982 au sujet des méthodes employées par les Phalangistes. Il évoque au passage les efforts infructueux de deux unités israéliennes envoyées au Liban afin d’identifier la cachette de Yasser Arafat, lequel sera finalement «exfiltré» de Beyrouth (tout cela se passe avant l’assassinat de Bachir Gemayel, donc a fortiori avant le massacre de Sabra et Chatila).
Le journaliste israélien cite par ailleurs une déclaration faite à Ariel Sharon par Bachir Gemayel, selon laquelle «l’armée libanaise – qui avait refusé d’obéir à ses ordres avant sa prestation de serment en tant que président – aurait besoin d’un mois pour sortir les centaines d’hommes de l’OLP qui étaient demeurés dans Beyrouth». Amir Oren écrit encore que «sans Bachir, et donc sans la paresseuse armée libanaise, avait été planifiée une opération du Shabak [service de sécurité israélien, ndlr], sous le commandement de “Avroum” Shalom, pour éliminer les terroristes restés dans Beyrouth».
Ce dernier membre de phrase est sans doute à l’origine du faux «scoop» rapporté par Pierre Péan, puisque c’est là qu’apparaît le nom d’Avraham Shalom. Or, pour qui sait lire, Amir Oren parle d’une action planifiée qui aurait pris la forme d’une intervention israélienne, non pas au travers des milices phalangistes mais directement. On est donc tout à l’opposé de l’interprétation de MM. Péan, Gresh et Vidal: s’il y avait eu une intervention israélienne contre «les terroristes restés dans Beyrouth», elle aurait, écrit Amir Oren, contourné des Libanais jugés peu fiables, et elle n’aurait évidemment visé que des combattants, pas des populations civiles.
Dans son article de Davar, Amir Oren cite encore les propos d’Ariel Sharon devant le gouvernement israélien, à la mi-septembre 1982: «Nous venons de recevoir une information selon laquelle une importante unité des Phalanges est entrée dans le camp de Sabra et Chatila, et elle le passe au peigne fin». Ariel Sharon ayant expliqué aux ministres que les Phalangistes opéreraient d’abord dans Sabra puis dans Chatila, Amir Oren ironise: «On peut s’étonner des moyens par lesquels le prophète Ariel avait deviné que, de Sabra, les Phalanges passeraient à l’autre camp.» Et il ajoute immédiatement: «Mais ni cela, ni la nette impression qui se dégage des documents, selon laquelle les responsables des services de sécurité israéliens connaissaient le caractère meurtrier de leurs partenaires libanais, et savaient que l’appareil de Hobeika avait “éliminé” ou “fait disparaître” de 500 à 1 200 personnes, lors des divers événements dans les précédents mois de la guerre, ne prouve en quoi que ce soit l’existence d’un lien avec l’assassinat des enfants, des femmes et des civils lors de cet événement précis.»
Sur l’«information» capitale que MM. Péan, Gresh et Vidal attribuent à Amir Oren, à savoir que «les massacres faisaient partie d’un plan décidé entre M. Ariel Sharon et Bachir Gemayel», nous voyons donc que le journaliste israélien écrit exactement le contraire de ce que les journalistes français lui ont fait dire. Certes, les Israéliens étaient engagés dans un combat sans merci contre un adversaire impitoyable. Mais entre un tel combat et le massacre délibéré de centaines de civils innocents, il y a un abîme que Pierre Péan, défenseur des génocidaires rwandais, ne voit manifestement pas.
Amir Oren ajoute – ce sont les derniers mots du passage de son article consacré à Sabra et Chatila – que «l’éviction de Sharon et les mesures prises contre Rafoul [Raphaël Eytan, ndlr] et d’autres officiers étaient fondées non pas sur le droit mais sur la justice: en effet, personne n’avait conclu avec Bachir un accord aux termes duquel son assassinat serait suivi d’une opération de vengeance en un lieu et à une date déterminés». En d’autres termes, et dans le style caustique qui lui est propre, Amir Oren tourne en ridicule les théories conspirationnistes dont certains – comme Pierre Péan, mais à cette date il n’en a jamais entendu parler – se feront une spécialité.
Comme nous l’avons dit, le véritable sujet de l’article d’Amir Oren est d’un tout autre ordre que les propos bizarres qui lui sont attribués par Le Monde diplomatique. Il ne traite pas de complotisme mais de morale. La responsabilité d’un dirigeant, souligne le journaliste israélien, ne se borne pas à des considérations juridiques fondées sur l’examen d’une série de décisions; il existe une responsabilité qui est de l’ordre de la justice naturelle, et c’est au nom de cette responsabilité-là que la commission Kahane s’est prononcée comme elle l’a fait.
Concernant Sabra et Chatila, la conclusion d’Amir Oren, comme de tous les enquêteurs sérieux qui se sont penchés sur les événements, est sans équivoque: aucun Israélien n’a trempé dans le crime – ni directement, ni par l’intermédiaire d’une «ligne de commandement» ainsi que l’affirment nos trois journalistes français. La faute des dirigeants israéliens, écrit-il, fut de ne pas s’être suffisamment interrogés sur les conséquences indirectes d’une situation qu’ils avaient laissé se développer sur le terrain.
Ajoutons, à l’usage des «consciences sélectives», que la faute commise par les Israéliens est moindre – si l’on considère l’implication directe dans les événements, et l’ampleur des massacres – que celles commises par des militaires de diverses nationalités stationnés en Yougoslavie, au Rwanda, ou ailleurs encore. Mais les Israéliens furent les seuls, ou presque, à avoir enquêté sur les manquements commis par leurs propres militaires; et ils sont les seuls, absolument les seuls, à se trouver mis en accusation de ce fait, tandis que les auteurs des massacres ont été exonérés de toute poursuite.
Cela dit, il reste quelques questions sans réponse. D’où Pierre Péan tenait-il ses (fausses) «informations» sur le contenu de l’article d’Amir Oren? Qui lui avait communiqué ces données, et dans quelle intention? Pourquoi Pierre Péan n’a-t-il pas vérifié la véracité de ces données? Pourquoi la rédaction du Monde diplomatique a-t-elle publié cet article, sans rien vérifier elle-même? Et pourquoi MM. Gresh et Vidal se sont-ils obstinés, des années plus tard, à reproduire dans leur livre ces accusations infondées qu’ils avaient diffusées dans leur journal?
La morale
Les accusations du Monde diplomatique sur une prétendue participation israélienne au massacre de Sabra et Chatila ont pour pierre angulaire la fausse citation d’Amir Oren. Nous avons vu ce qu’il en reste. Une autre pièce d’accusation a, elle aussi, disparu de longue date: il s’agit des «preuves» que devait présenter Alain Ménargues. Ces «preuves», annoncées par Pierre Péan dans le même numéro du Monde diplomatique, se sont tout simplement évaporées, comme on le voit dans l’encadré que nous leur consacrons ici.
Aucun rectificatif, cependant, n’a été publié par le mensuel. Au contraire: l’article de septembre 2002, consacré à «la grande révélation d’Alain Ménargues» que serait «la participation directe de soldats israéliens aux massacres», est toujours en ligne sur le site internet du Monde diplomatique. Il y voisine avec l’article contenant la fausse citation d’Amir Oren. Le Monde diplomatique a également décidé de mettre en permanence à la disposition du public, dans le cadre des «Documents» présentés gratuitement sur son site internet, le chapitre du livre Les 100 clés du Proche-Orient intitulé «Sabra et Chatila (massacres de)», contenant la longue citation de Pierre Péan, avec en complément un «lien» dirigeant le lecteur vers le premier article de Pierre Péan, lequel comporte lui-même un «lien» renvoyant vers le deuxième [4]. Le lecteur de bonne foi sera donc porté à croire que ces «informations» sont vraies, puisqu’elles ont été publiées, re-publiées et affichées dans la vitrine internet du journal.
À ce degré d’obstination, il faut que les auteurs soient vraiment persuadés de la nécessité de diffuser la thèse de la culpabilité israélienne. Ils ne sont pas les seuls. La thèse de la «responsabilité directe» des Israéliens dans le massacre est devenue un accessoire indispensable à tout discours antisioniste, où elle alimente une propension bien ancrée à la «nazification» des Israéliens et des Juifs [5].
La morale de cet épisode, s’il en est une, tient à la relativité du jugement moral. Les «consciences sélectives» n’ont toujours pas compris la grandeur qu’il y avait, pour un État d’Israël en pleine guerre, à mettre sur pied une commission d’enquête dont on cherchera en vain l’équivalent dans d’autres pays. Certains militants, aveuglés par leur antisionisme, n’imaginent même pas que des citoyens appartenant à l’élite de la société israélienne aient pu se prononcer en conscience et en équité sur des fautes – fautes par omission, mais fautes quand même – commises par les dirigeants de leur propre nation. Le souci éthique est interprété comme un aveu de culpabilité, la recherche de justice comme une marque de faiblesse.
La «logique» antisioniste est implacable: il faut démontrer que les Israéliens sont coupables, et bien plus encore qu’ils ne le disent eux-mêmes. De la légitime critique d’une politique ou d’un homme, on glisse ainsi vers la recherche systématique de «preuves», même fausses, pour accabler un peuple dans son ensemble. D’où un acharnement dont les effets peuvent être d’autant plus dévastateurs qu’ils renvoient à des préjugés archaïques. Le Juif au couteau entre les dents, violeur de femmes et massacreur d’enfants, étend son ombre maléfique sur le Proche-Orient, et sur le monde.
NOTES
1. Pierre Péan, «Sabra et Chatila, retour sur un massacre», Le Monde diplomatique, septembre 2002.
2. Alain Gresh et Dominique Vidal, Les 100 clés du Proche-Orient, Hachette Littérature, collection «Grand Pluriel», 2006.
3. Édition anglaise: The New A-Z of the Middle East, I. B. Tauris, 2004. Édition espagnole: 100 Claves Para Comprender Oriente Próximo, Ediciones Paidos Iberica, 2005.
4. Voir l’extrait du livre: www.monde-diplomatique.fr/documents/sabraetchatila, et les deux articles: www.monde-diplomatique.fr/2002/09/PEAN/16863, et http://www.monde-diplomatique.fr/2002/09/PEAN/16820.
5. On peut ainsi lire, dans un article de Khalid Amayreh daté du 17 septembre 2007, intitulé «Sabra et Shatila: 25 ans se sont écoulés», récemment publié en français par le «Centre Palestinien d’Information», que «les massacres de réfugiés palestiniens à Sabra et Shatila (…) avaient été méticuleusement préparés et supervisés par l’armée israélienne». Et l’auteur de commenter: «C’était une nouvelle mise en scène d’Auschwitz, avec des Palestiniens impuissants pour victimes, et des Juifs insolents pour malfaiteurs». (Cet article figure sur les sites http://www.palestine-info.cc/fr, http://www.palestine-solidarite.org et http://www.info-palestine.net.)
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TEXTES COMPLÉMENTAIRES («ENCADRÉS»)
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L’étrange «témoignage» de Morris Draper
Dans son article du Monde diplomatique, Pierre Péan cite une émission diffusée par la BBC le 17 juin 2001 qui, dit-il, «a fait progresser la connaissance, notamment grâce au témoignage, difficilement contestable, de M. Morris Draper, l’assistant de M. Habib». Et voici l’essentiel de ce témoignage: «Au rappel des affirmations de M. Sharon qu’il ne pouvait prévoir ce qui est arrivé dans les camps, M. Draper s’est contenté de faire un bref commentaire: “Complètement absurde”.» Puis Pierre Péan cite encore Morris Draper, qui déclarait: «Il ne fait aucun doute que Sharon est responsable [des massacres]; c’est le cas même si d’autres Israéliens doivent partager cette responsabilité.»
Tout cela est fidèlement reproduit dans le livre d’Alain Gresh et Dominique Vidal, qui semblent y accorder une grande importance. Est-il en effet jugement plus «objectif» que celui («difficilement contestable», dit Pierre Péan) du diplomate américain? Voyons cela d’un peu plus près.
Morris Draper (décédé en 2005) était un fonctionnaire du ministère américain des affaires étrangères, arabisant de formation, qui entre 1981 et 1983 fut l’assistant de Philip Habib, envoyé spécial des États-Unis au Moyen-Orient. À ce titre, il était notamment chargé des relations avec les organisations palestiniennes (il contribua ainsi à l’évacuation de Yasser Arafat, au plus fort des combats de 1982) et des négociations avec les Israéliens et les Libanais. Lors des événements de Sabra et Chatila, il était naturellement au tout premier plan.
Le mercredi 15 septembre 1982 à 11h30, c’est Morris Draper qui reçoit du premier ministre Menahem Begin l’information que les forces israéliennes viennent d’entrer dans Beyrouth-Ouest, suite à l’assassinat du président Bachir Gemayel. Le protocole de cette rencontre, annexé au rapport de la commission Kahane, ne signale aucune marque de désaccord de la part du diplomate américain.
Le jeudi 16 septembre au soir, le commandant en chef de Tsahal, Raphaël Eytan, est invité à une réunion spéciale du gouvernement israélien consacrée à la crise libanaise. Dans ses propos – dont la transcription est elle aussi annexée au rapport de la commission Kahane – Raphaël Eytan décrit l’état de «choc» où sont les officiers phalangistes après la mort de leur chef, et le risque d’une vengeance sanglante. Eytan poursuit: «J’ai dit cela à Draper aujourd’hui, et il m’a dit qu’il y a une armée libanaise, etc.»
Le vendredi 17 septembre, le massacre de Sabra et Chatila est en cours et des informations alarmantes commencent à parvenir aux officiers israéliens. Le général Amir Drori, commandant de la région nord de Tsahal, se rend chez le commandant en chef de l’armée libanaise à Beyrouth, pour lui demander d’intervenir. Tsahal, en effet, n’a pas le droit d’entrer dans Sabra et Chatila, et d’ailleurs une telle action risquerait d’aggraver encore les choses. La seule solution est que l’armée régulière du Liban assure l’ordre sur place.
Dans son témoignage devant la commission Kahane, Amir Drori relate son entretien à Beyrouth. On lui a rapporté, dit-il, les propos que Draper a tenus la veille (16 septembre) au commandant de l’armée libanaise, selon lesquels «les Américains sortiraient les Israéliens de Beyrouth», et en conséquence les militaires libanais ne devaient «ni parler [aux Israéliens] ni négocier avec eux». Dans ces jours troublés, l’autorité des Américains est très forte à Beyrouth, et une telle demande est un ordre.
Mais alors, comment faire passer officiellement aux militaires libanais la demande israélienne qu’ils interviennent à Sabra et Chatila? Puisque vous n’avez pas le droit de me parler, dit Drori à son interlocuteur libanais, parlez au moins à Draper. «Il devrait accepter que vous entriez dans les camps, c’est important, le moment est venu.» Peine perdue.
Dans ses conclusions, la commission Kahane est relativement clémente envers Amir Drori. «Il a pris certaines mesures, dit-elle, pour mettre fin aux actions des Phalangistes, et sa responsabilité tient à ce qu’il n’est pas allé plus loin en ce sens.» En revanche, puisque la commission s’est donné pour règle de ne critiquer que le comportement des Israéliens, elle ne porte pas de jugement sur les officiers de l’armée régulière libanaise, qui ont refusé d’intervenir pour mettre fin au massacre, ni sur les diplomates américains.
Concernant ces derniers, cependant, la commission indique: «Il faut noter que, dans des rencontres qu’ils ont eues durant ces journées critiques avec des représentants américains, les représentants israéliens n’ont cessé de leur demander que les États-Unis fassent usage de leur influence afin d’inciter l’armée libanaise à assumer sa fonction de maintien de l’ordre à Beyrouth-Ouest. Mais il ne semble pas que ces demandes aient été suivies d’effet.» Il ne fait aucun doute que c’est Morris Draper qui est ici directement visé.
En clair: si la commission Kahane avait envisagé d’étendre son mandat à d’autres responsables que les Israéliens, Morris Draper aurait été sévèrement blâmé pour avoir fait obstacle, au moment le plus critique, à une intervention libanaise qui aurait pu, sinon empêcher le massacre, du moins le faire cesser. Les choses étant ce qu’elles sont, l’accusation n’a jamais été portée de manière explicite. Et il va de soi que ni les autorités libanaises ni les autorités américaines n’ont enquêté, par la suite, sur ce point pourtant capital.
Lorsque, dans ses propos rapportés par la BBC, Morris Draper dénonçait avec une virulence frappante la «responsabilité» d’Ariel Sharon et «d’autres Israéliens», il pensait surtout à détourner l’attention de sa propre responsabilité dans ces événements. C’est ce que Pierre Péan et, après lui, Alain Gresh et Dominique Vidal appellent un «témoignage difficilement contestable».
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Amir Oren: «La citation de moi faite par Péan est fausse. Et s’il a fait cela délibérément, c’est un menteur»
Spécialiste des affaires militaires et des questions de sécurité nationale, Amir Oren est une des grandes signatures de la presse israélienne. Dans les colonnes du quotidien de gauche Davar, il ne ménagea pas ses critiques à Ariel Sharon. C’est peut-être pour cela que Pierre Péan et, à sa suite, Alain Gresh et Dominique Vidal lui ont attribué des propos qui contiendraient la «preuve» de l’implication directe des Israéliens dans le massacre de Sabra et Chatila. Mais qu’en est-il vraiment? Amir Oren, aujourd’hui membre de la rédaction du quotidien Haaretz, répond aux questions de L’Arche.
La référence à votre article du quotidien Davar daté du 1er juillet 1994, faite dans l’article de Pierre Péan publié par Le Monde diplomatique en septembre 2002, puis dans le livre Les 100 clés du Proche-Orient qui cite longuement ce même article, reflète-t-elle ce que vous avez écrit?
Amir Oren: La citation de moi faite par Péan est fausse. Et s’il a fait cela délibérément, c’est un menteur. Je n’ai jamais écrit les mots que Péan m’attribue.
La commission Kahane a défini les limites de la responsabilité de Sharon dans l’affaire de Sabra et Chatila: elle a considéré qu’il avait fait montre de négligence, et a demandé qu’il quitte ses fonctions en raison de sa responsabilité indirecte. On est très loin, là, d’un plan prémédité qui aurait été exécuté par les Phalanges.
Sharon aurait dû savoir, mais rien ne prouve qu’il ait effectivement su. Et cela était, en soi, suffisamment grave pour causer sa chute.
J’ai couvert la guerre de 1982 (y compris à Beyrouth), la commission Kahane et les retombées du rapport de celle-ci, mais aussi le procès intenté par Sharon à Time, à New York, dans les années 80. Je connaissais parfaitement tous les faits et tous les détails. Je connaissais également l’art qu’avait Sharon de trouver dans un long article la phrase isolée qui lui donnait un prétexte solide et factuel pour exiger une rétractation assortie de dommages et intérêts. Sachant cela, je ne lui aurais jamais donné le plaisir de se précipiter sur une accusation infondée au sujet de Sabra et Chatila.
Plus généralement, les affirmations de Pierre Péan reflètent-elles la vérité historique telle que vous la connaissez? Existe-t-il des informations, dans des documents publiés ou non publiés, attestant d’une présence opérationnelle israélienne à l’intérieur des camps de Sabra et Chatila lors du massacre? Existe-t-il des informations, dans des documents publiés ou non publiés, attestant que des responsables israéliens (au niveau gouvernemental, au sein de l’armée ou dans les services de sécurité) auraient joué un rôle actif dans la planification de ce massacre?
Amir Oren: Les événements ont fait l’objet d’une investigation par les autorités les plus compétentes. Je n’ai rien à y ajouter. La présence des officiers et des soldats de Tsahal à l’extérieur des camps a facilité l’entrée des Forces libanaises dans ces camps. Mais il n’y avait pas de participants israéliens à l’intérieur des camps. Après les événements, des officiers israéliens ont envoyé un bulldozer en renfort, à la demande des Forces libanaises, parce qu’on les avait trompés en demandant leur assistance.
Sharon, Shalom et le commandement de Tsahal avait certainement l’espoir de combattre et d’éliminer les Mourabitoun et d’autres organisations armées (ou terroristes, selon la définition que vous préférez). Il n’a jamais été établi qu’ils auraient planifié des massacres de civils ni coordonné ces massacres avec les Phalangistes, que ce soit avant la mort de Bachir Gemayel ou afin de venger cette mort.
Sharon, Shalom et le commandement de Tsahal avait certainement l’espoir de combattre et d’éliminer les Mourabitoun et d’autres organisations armées (ou terroristes, selon la définition que vous préférez). Il n’a jamais été établi qu’ils auraient planifié des massacres de civils ni coordonné ces massacres avec les Phalangistes, que ce soit avant la mort de Bachir Gemayel ou afin de venger cette mort.
La commission Kahane est allée assez loin, jusqu’à impliquer indirectement Begin – là aussi, pour ce qu’il a ignoré plutôt que pour ce qu’il savait. Elle n’est pas allée jusqu’à demander qu’il quitte ses fonctions de premier ministre, mais elle a indirectement causé son départ: il ne s’est jamais remis de sa dépression et s’est retiré quelque six mois plus tard, pour vivre en reclus. En cela, il a payé non pas pour ce qu’il a fait mais pour ce qu’il a négligé de faire.
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Les «révélations» d’Alain Ménargues
Avec l’article de Pierre Péan, «Sabra et Chatila, retour sur un massacre», Le Monde diplomatique de septembre 2002 publie un autre article du même auteur, intitulé «Une troisième équipe». De quoi s’agit-il? D’un livre à paraître, signé Alain Ménargues, qui, nous dit-on, «est très attendu» et «apporte de nouvelles pièces au dossier d’accusation». De ce fait, le futur livre serait, lisons-nous encore dans Le Monde diplomatique, déjà «très redouté» par les autorités israéliennes.
Si l’on en croit l’article du Monde diplomatique, l’essentiel des révélations d’Alain Ménargues porte sur l’intervention à Sabra et Chatila, dans la journée du 15 septembre 1982, de soldats israéliens membres d’une unité d’élite. Cette équipe, écrit Pierre Péan en citant Alain Ménargues, «aurait abattu soixante-trois Palestiniens» figurant sur une liste préparée à l’avance. Puis les Israéliens seraient repartis, laissant la place à des miliciens de l’Armée du Liban-Sud [ALS: une organisation placée sous la tutelle d’Israël, composée principalement de chiites du Liban-Sud commandés par des officiers chrétiens]. Et c’est ensuite que seraient intervenues les équipes des Forces libanaises.
Pierre Péan commente: «La participation directe de soldats israéliens aux massacres constitue évidemment la grande révélation d’Alain Ménargues». Une «révélation» qui serait le fruit d’«une très longue enquête» menée par ce journaliste, ancien correspondant de Radio France à Beyrouth, qui aurait «eu accès à des masses de documents inédits» et «interrogé de nombreux acteurs militaires israéliens, libanais et palestiniens».
L’annonce par Le Monde diplomatique de la publication de ce «livre dévastateur» (tel est le titre de l’article de Pierre Péan dans l’édition brésilienne du journal) n’est pas un phénomène isolé. Manifestement, en septembre 2002, Alain Ménargues prépare déjà son «plan médias». Il annonce son livre sur les ondes auxquelles il a accès, et mobilise ses relais dans la presse écrite.
Le 14 septembre 2002, le quotidien communiste L’Humanité publie sous le titre «Un massacre soigneusement planifié» une longue interview d’Alain Ménargues par Françoise Germain-Robin. On y trouve, outre les affirmations citées plus haut quant à l’intervention de soldats israéliens («une trentaine»), une déclaration d’Alain Ménargues selon laquelle «c’est bien Ariel Sharon qui a ordonné ces massacres, qui durèrent trois jours». Le 23 septembre, c’est dans l’hebdomadaire Jeune Afrique que Cécile Hennion annonce «le livre-enquête, dont la publication est imminente», un livre qui «pourrait bien apporter un nouvel éclairage sur la tragédie de Sabra et Chatila».
Il faut observer que, dans ces comptes rendus d’un livre à paraître, la confusion est entretenue entre deux thèses attribuées à Alain Ménargues. La première thèse porte sur l’intervention à Sabra et Chatila d’une unité d’élite de l’armée israélienne qui aurait abattu des «cadres» palestiniens désignés à l’avance. La seconde thèse porte sur la «ligne de commandement», pour parler comme Pierre Péan, qui mène aux exécutants du massacre lui-même.
Même si la première thèse était vraie (et, on le verra, Alain Ménargues ne nous donnera aucun motif de le croire), elle s’inscrirait dans la «guerre de l’ombre» que les Israéliens livraient alors à des organisations palestiniennes qui pratiquaient un terrorisme aveugle et se donnaient pour objectif unique la destruction de l’État juif. La seconde thèse, en revanche, concerne l’assassinat indiscriminé de civils, qui est la «marque» de Sabra et Chatila. Confondre les deux plans est peut-être «de bonne guerre» dans le cadre d’une opération propagandiste; mais c’est une démarche malhonnête pour un journal qui se respecte et respecte ses lecteurs.
On observe, par ailleurs, que les affirmations d’Alain Ménargues largement citées par Le Monde diplomatique, par L’Humanité et par Jeune Afrique ne comportent pas l’ombre d’une preuve. Mais à quoi bon, dira-t-on, puisque la parution du livre d’Alain Ménargues est «imminente»? On y trouvera sans nul doute des extraits des très nombreux «documents inédits» auxquels Alain Ménargues a eu accès, ainsi que le compte rendu de ses rencontres avec «de nombreux acteurs militaires israéliens, libanais et palestiniens». Attendons.
On attend donc. On attend, on attend et on ne voit rien venir. Ni le livre, ni les preuves.
C’est deux ans plus tard, à l’été 2004, que paraît un livre d’Alain Ménargues intitulé Les secrets de la guerre du Liban. L’éditeur, Albin Michel, est bien celui qui avait été annoncé. Mais le contenu de l’ouvrage ne répond en rien aux attentes.
En fait, sur les 550 pages du livre, les événements de Sabra et Chatila en occupent exactement 36 – les pages 459 à 494. Le «livre dévastateur» annoncé par Pierre Péan dans Le Monde diplomatique se révèle être un pétard mouillé. Qui plus est, sa parution suscite dans les médias français un silence embarrassé, pour des raisons que nous verrons plus loin. Mais, avant de revenir sur le contenu du livre, il faut dire encore deux mots de la carrière de son auteur.
Le livre Les secrets de la guerre du Liban est imprimé en juin 2004. Fin juillet 2004, Alain Ménargues est nommé directeur de la rédaction de Radio France Internationale (RFI). En septembre 2004 paraît un autre livre sous sa signature: Le Mur de Sharon. Et c’est alors que tout s’écroule. En l’espace de quelques semaines, on découvre que Le Mur de Sharon contient des passages antisémites, dont certains ont été copiés sur des sites internet négationnistes et néo-nazis; Alain Ménargues cause un scandale en allant faire la promotion de son livre sur une radio d’extrême droite; puis, mis en cause par la Société des journalistes de RFI, il tient des propos antisémites qui provoquent son licenciement de la radio [voir notre enquête sur l’affaire Ménargues dans L’Arche n°560, novembre-décembre 2004].
Du coup, Alain Ménargues devient quasiment infréquentable. Il lui reste quelques fidèles: en novembre 2004, il reçoit le «Prix Palestine Mahmoud Hamchari», et par la suite les plus fanatiques des antisionistes continuent à le soutenir. Mais Le Monde diplomatique, qui avait d’abord publié un écho positif sur son dernier livre, se ressaisit. En juillet 2005, au terme d’une longue campagne où certains inconditionnels ont tenté de présenter Alain Ménargues comme une victime du «lobby sioniste», Dominique Vidal signe dans Le Monde diplomatique un article reprochant à l’auteur du Mur de Sharon de faire siennes des «thèses essentialistes» sur le sionisme et le judaïsme qui sont «caractéristiques de la propagande antisémite» et «aussi absurdes que dangereuses». Et quand Alain Ménargues essaiera, avec l’appui de militants pro-palestiniens, de se faire inviter par des groupes locaux de l’Association des amis du Monde diplomatique, c’est la direction de l’association qui diffusera un courrier interne pour couper court à ces tentatives.
Ces péripéties jettent peut-être un éclairage sur les motivations de l’homme qui était présenté dans Le Monde diplomatique comme l’enquêteur providentiel dont le travail «très attendu» apportait «de nouvelles pièces au dossier d’accusation». Mais voyons ce qu’il en est des «nouvelles pièces» que le livre Les secrets de la guerre du Liban était censé contenir.
Le livre, nous l’avons vu, ne traite que très marginalement des événements de Sabra et Chatila: ceux-ci occupent à peine un vingtième de son contenu. En fait, en dépit de son titre, il ne s’agit pas d’une histoire de la guerre du Liban mais d’une histoire des Forces libanaises et de leur chef, Bachir Gemayel. Une histoire racontée du point de vue des amis de Bachir, reposant très largement sur les souvenirs de Fady Frem, qui fut son bras droit puis son successeur à la tête de l’organisation.
Sur un site internet animé par des vétérans des Forces libanaises, où il bénéficie de commentaires très louangeurs, l’ouvrage est présenté comme «écrit par Alain Ménargues et Fady Frem». Il est vrai qu’Alain Ménargues ne prend pas la peine de dissimuler ses liens avec l’ancien dirigeant phalangiste: il multiplie les récits de conversations en tête à tête ou en petit comité, dont l’un des protagonistes est toujours Fady Frem. Et, très significativement, la dernière phrase de l’ouvrage porte sur le «coup de force» par lequel Amine Gemayel, frère et successeur de Bachir, écarta en 1984 Fady Frem du commandement des Forces libanaises.
Prolixe sur le Liban, pays où il a longtemps vécu, et sur les miliciens chrétiens, qu’il a étroitement fréquentés, Alain Ménargues affiche une ignorance phénoménale dès qu’il s’agit d’Israël et des Israéliens. Pour ne retenir que cet exemple, il cite douze fois le nom d’un dirigeant du Mossad qu’il s’obstine à appeler «Admouni». Or Admoni est un patronyme hébraïque assez répandu, qui signifie «roux». La voyelle «o» s’est transformée en «ou», manifestement, lors du passage par la langue arabe. Cette confusion plutôt cocasse est révélatrice d’une démarche générale: faire passer pour le résultat d’une enquête personnelle ce qui est, avant tout, la transcription de textes partisans fournis par des acteurs libanais.
Si Alain Ménargues avait «annoncé la couleur», son livre aurait gagné non seulement en honnêteté mais aussi en valeur. Car, en dépit d’un agaçant procédé journalistique consistant à faire dialoguer les protagonistes comme dans un «docu-fiction» télévisé, il contient des informations dont certaines ne sont pas inintéressantes. C’est ce qui explique sans doute que, dans une des rares recensions favorables dont le livre ait bénéficié, un ancien journaliste libanais y ait vu (Le Monde diplomatique de janvier 2005) un «travail très détaillé conçu comme un grand reportage».
Entre autres choses, Alain Ménargues relate longuement la relation ambiguë que les miliciens chrétiens libanais entretenaient avec les Israéliens, une relation qui reposait sur des convergences d’intérêts souvent localisées et très variables dans le temps. Nous sommes à mille lieues des descriptions simplistes, ou tout bonnement caricaturales, que l’on trouve sous les plumes de Pierre Péan et d’Alain Gresh.
La nature apologétique du livre explique la thèse défendue dans le bref chapitre concernant le massacre de Sabra et Chatila. Selon lui, les auteurs du massacre ne seraient pas des miliciens appartenant aux unités régulières des Forces libanaises mais des «marginaux», des jeunes gens issus pour la plupart «de couches sociales défavorisées», qui «n’avaient pu se plier au carcan de la discipline militaire imposée par Bachir à partir de 1980». Ces jeunes gens, Élie Hobeika, chef des services de renseignements des Forces libanaises, «les avait pris sous sa coupe et en avait fait son unité d’intervention». C’est eux qu’il envoya dans Sabra et Chatila, où ils se déchaînèrent (dans le livre d’Alain Ménargues, le récit du massacre lui-même tient en quelques lignes).
On note au passage que cette thèse contredit absolument celle – défendue par MM. Péan, Gresh et Vidal – selon laquelle le massacre de Sabra et Chatila résulterait d’une décision prise par une «ligne de commandement» au sommet de laquelle se trouveraient les Israéliens. La journaliste de L’Humanité, interviewant Alain Ménargues en 2002, intitulait son article «Un massacre soigneusement planifié». Or le livre dit exactement le contraire.
Si l’on en croit Alain Ménargues, les Phalangistes auteurs du massacre n’auraient pas exécuté les ordres des Israéliens via le commandement phalangiste. En fait, ils n’auraient même pas exécuté les ordres de leur propre commandement. Il s’agirait de leur part d’une éruption de violence spontanée, analogue à celles dont les factions rivales étaient coutumières depuis le début de la guerre civile au Liban.
Alors, pourquoi ces effets d’annonce, deux ans avant la parution du livre? Pourquoi avoir communiqué à Pierre Péan des passages du livre à venir annonçant la «grande révélation» que serait, selon l’article du Monde diplomatique, «la participation directe de soldats israéliens aux massacres»? Ici, il faut prendre en compte les intentions apologétiques d’Alain Ménargues, biographe de Bachir Gemayel et Fady Frem.
Ayant attribué le massacre de Sabra et Chatila à des «marginaux», il comprend que cette présentation des choses ne suffit pas à absoudre les Forces libanaises. Car c’est bien Élie Hobeika qui, sur son téléphone de campagne, donnait des instructions à ses hommes opérant dans Sabra et Chatila. Alain Ménargues ne le nie pas; il cite même, sur ce point, le rapport de la commission Kahane. Or, quels qu’aient été les hauts et les bas dans les relations entre Élie Hobeika et Fady Frem, ils figuraient tous deux au premier rang des dirigeants phalangistes. Et ils ont toujours, l’un comme l’autre, refusé de dénoncer les auteurs du massacre.
D’où la nécessité d’incriminer les Israéliens, en leur attribuant une intervention «ciblée» qui, bien que ne relevant pas du massacre des populations civiles, permettrait de diluer les responsabilités. C’est là qu’apparaît le commando israélien, qui aurait exécuté «soixante-trois Palestiniens» le mercredi 15 septembre 1982, c’est-à-dire la veille du jour où commença le massacre. Les atrocités commises par les «marginaux» des Forces libanaises sont ainsi relativisées, ravalées au niveau d’actions de rétorsion dans le cadre d’une guerre sanguinaire.
Tout cela tient en deux pages du livre, imprimées en gros caractères. Le contenu de ces deux pages est identique, mot pour mot, aux «extraits» publiés deux ans auparavant dans Le Monde diplomatique, L’Humanité et Jeune Afrique – à l’exception notable des affirmations sur «la participation directe de soldats israéliens aux massacres» à partir du jeudi 16 septembre au soir, et sur le fait qu’il s’agirait là d’«un massacre soigneusement planifié», affirmations qui ont disparu comme par enchantement. Le reste y est. Mais sous forme d’affirmations, sans plus. Pas un témoignage, pas un document, pas une citation. Rien.
Où sont donc les «masses de documents inédits» annoncées par Pierre Péan dans Le Monde diplomatique de septembre 2002? Nulle part. À l’appui de ses assertions, Alain Ménargues ne cite pas un commencement de «preuve». Mais il sait que la mise en accusation des Israéliens peut se passer de preuves.
Emporté par son enthousiasme, Alain Ménargues a écrit ensuite un livre de trop et prononcé quelques phrases de trop. Il en a payé le prix. Nul ne lui a demandé, cependant, de rendre compte des accusations que des journalistes ont portées en son nom. Il est vrai que nul n’a demandé de comptes à ces journalistes eux-mêmes.
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Ariel Sharon contre l’hebdomadaire «Time»
Le 21 février 1983, le grand hebdomadaire américain Time publie un article de son journaliste William E. Smith, portant sur le rapport de la commission Kahane. Après avoir cité les hommages rendus, à cette occasion, à la démocratie israélienne (par exemple, le ministre français de l’intérieur, le socialiste Gaston Defferre: «Ce rapport est à l’honneur d’Israël. Il donne au monde une nouvelle leçon de démocratie»), l’article rend longuement compte de ce document de 115 pages reposant, est-il précisé, sur l’audition de 58 témoins et sur les dépositions écrites de 163 autres.
Puis l’article de Time évoque une annexe au rapport, «l’annexe B», qui n’a pas été publiée «principalement pour des raisons de sécurité». L’hebdomadaire croit savoir que cette annexe «contient également des informations détaillées sur la visite rendue par Sharon à la famille Gemayel, le jour suivant l’assassinat de Bachir Gemayel». Et il ajoute: «Sharon aurait dit aux Gemayel que l’armée israélienne entrerait à Beyrouth-Ouest, et qu’il attendait des forces chrétiennes qu’elles entrent dans les camps de réfugiés palestiniens. Sharon aurait également discuté avec les Gemayel de la nécessité pour les Phalangistes de venger l’assassinat de Bachir, mais les détails de la conversation ne sont pas connus.»
Cette dernière phrase – en fait, une demi-phrase sur un article de huit pages – suscita de la part d’Ariel Sharon une réaction immédiate. Quelques jours après la parution du journal, il intenta une action en justice.
Certes, les accusations portées contre Sharon dans cette demi-phrase étaient infiniment moins graves que celles portées ultérieurement par Pierre Péan dans Le Monde diplomatique, et à sa suite par Alain Gresh et Dominique Vidal dans leur livre. L’auteur de l’article de Time n’affirmait pas que Sharon aurait ordonné le massacre, ni même qu’il en aurait été informé à l’avance. Il était seulement dit – et au conditionnel – qu’il aurait parlé de «vengeance» avec les Gemayel. Mais cela suffisait à jeter un doute, et c’est ce que Sharon, encore sous le coup du jugement porté par la commission Kahane, ne pouvait supporter.
La première plainte pour diffamation fut déposée par Sharon devant la justice israélienne; elle visait la société éditrice de Time International. Quelques mois plus tard, en juin 1983, Sharon y ajouta une deuxième action en justice, basée à New York celle-là, contre la société mère. En effet, disaient ses avocats, c’est sur le territoire américain que Sharon entendait faire reconnaître la fausseté des accusations portées contre lui.
Sharon ne niait pas avoir rencontré les Gemayel, à qui il avait rendu une visite de condoléances après l’assassinat de Bachir Gemayel. Mais il niait avoir parlé avec eux de «vengeance», et reprochait à Time de l’avoir implicitement accusé d’incitation au massacre. En réponse, les avocats de Time déclarèrent que le journal n’avait porté aucune accusation de ce genre. Si Sharon avait parlé avec les Gemayel de «vengeance», dirent-ils, la seule conclusion qu’on pouvait en tirer était celle formulée par la commission Kahane, c’est-à-dire que Sharon aurait dû comprendre le danger qu’il y avait «à envoyer les miliciens seuls dans les camps, sans la supervision des forces israéliennes».
Observons que l’hebdomadaire américain, engagé dans un combat judiciaire pour défendre sa réputation, était intéressé à dénicher toute information impliquant Ariel Sharon (ou les militaires israéliens, qui étaient sous son autorité au moment des faits) dans le massacre de Sabra et Chatila. La procédure étant longue, les enquêteurs de Time avaient pour cela beaucoup de temps. Mais ils ne trouvèrent manifestement rien.
Le paragraphe contesté, dans l’article publié par le journal en 1983, reposait sur un mémorandum interne à la rédaction, écrit par le correspondant du journal à Jérusalem, David Halevy, sur la base d’une information communiquée par une «source» non identifiée qui serait un officier des renseignements israéliens. Dans son mémorandum interne, Halevy écrivait que Sharon avait «donné aux Gemayel le sentiment, après avoir entendu leurs questions, qu’il comprenait leur besoin de venger l’assassinat de Bachir». Or l’article publié dans Time affirmait que Sharon avait «discuté avec les Gemayel» de ce besoin de vengeance, ce qui supposait un dialogue au cours duquel Sharon lui-même aurait parlé de vengeance.
David Halevy, en tant qu’employé de Time, ne pouvait évidemment pas contredire publiquement la manière dont le rédacteur du journal avait présenté le contenu de son propre mémorandum. Cependant, quand il fut appelé à témoigner au procès, il souligna que, selon sa «source», Sharon ne s’était pas exprimé par des mots mais seulement par un «langage corporel».
Dans son témoignage au procès, le directeur de la rédaction de Time, Ray Cave, affirma qu’il croyait toujours que le contenu de l’article était authentique. Mais quand on lui demanda si, à son avis, la commission Kahane avait des raison de croire que Sharon avait prévu le massacre, il répondit par la négative. «Je crois que si [Sharon] avait [prévu le massacre], cela l’aurait horrifié et il l’aurait aussitôt empêché», ajouta le journaliste américain (Time, 31 décembre 1984).
Afin de prouver la bonne foi du journal, les avocats de Time avaient demandé à prendre connaissance de l’annexe B du rapport de la commission Kahane, où – selon l’article incriminé – figurait le compte rendu de la rencontre entre Sharon et les Gemayel. Ils avaient demandé aussi à faire témoigner devant le tribunal américain des officiers supérieurs de Tsahal, demande rejetée par le gouvernement israélien au nom de la sécurité nationale. Finalement, un accord fut conclu en janvier 1985, aux termes duquel les représentants de Time et de Sharon pourraient consulter la fameuse annexe B, ainsi que les documents s’y rattachant, en présence du président de la commission Kahane.
La rencontre eut lieu le 6 janvier 1985, à Jérusalem. Le juge Kahane présenta aux avocats le texte de l’annexe B ainsi que les autres documents, et il répondit à leurs questions. Sur le point essentiel de la controverse, sa réponse – rendue publique par la suite – fut qu’il n’y avait dans les travaux de la commission qui portait son nom, que ce fût dans l’annexe B ou dans d’autres documents, «aucune preuve ni aucune indication» selon laquelle Sharon aurait parlé de «vengeance» avec les dirigeants phalangistes.
À la suite de cette vérification, Time publia dans son édition du 21 janvier 1985 une rétractation où on lisait: «L’annexe B ne contient aucune information supplémentaire sur la visite de Sharon à la famille Gemayel. Time regrette cette erreur.»
Cependant, le procès était toujours en cours et le journal ne pouvait lâcher prise entièrement, au risque de se voir condamner. Il ajouta donc à sa rétractation une remarque, sur le fait que les autorités israéliennes n’avaient pas permis à ses avocats de consulter le texte original des dépositions faites par les témoins devant la commission Kahane (ces dépositions étant couvertes par le «secret défense»). Time déclara donc maintenir «la substance» du paragraphe litigieux, c’est-à-dire que Sharon aurait parlé de vengeance avec la famille Gemayel, «les détails de cette conversation n’étant pas connus». Cependant, écrivait Time dans un texte manifestement rédigé par ses conseils juridiques, le journal «n’a jamais dit que Sharon avait l’intention que les Phalangistes commettent un massacre, ni qu’il avait encouragé un tel massacre».
Aux termes de la loi américaine, Time ne pouvait être condamné pour diffamation que si la preuve était apportée, non seulement que les faits rapportés par lui étaient faux, mais encore qu’il en avait conscience ou aurait dû en avoir conscience au moment de la publication. Afin d’éviter toute confusion, les jurés durent ainsi répondre successivement à trois questions.
La première question posée aux jurés était: le paragraphe incriminé affirme-t-il qu’Ariel Sharon avait «sciemment voulu» que les Phalangistes tuent des non-combattants dans les camps? La réponse fut: oui. À ce stade des délibérations, le directeur de la rédaction de Time, Ray Cave, déclara que les jurés avaient mal lu l’article, et (selon Time, en date du 28 janvier 1985) «souligna encore une fois que ce passage n’avait en rien accusé Sharon de responsabilité dans le massacre».
Deuxième question: l’affirmation que Sharon aurait discuté de vengeance avec les Phalangistes est-elle fausse? La réponse, encore une fois, fut: oui.
Restait la question critique, celle de l’intention de nuire: le journal, en publiant ce paragraphe, avait-il «pleinement conscience» de sa fausseté? Le 28 janvier 1985, le jury répondit par la négative.
Time échappait donc à la condamnation. Cependant, le jury obtint l’autorisation d’ajouter à sa décision un commentaire, sous forme d’une déclaration lue par son président au terme du procès: «Nous sommes parvenus à la conclusion que certains employés de Time, particulièrement le correspondant David Halevy, ont fait montre de négligence et de légèreté dans la transmission et la vérification de l’information qui, en fin de compte, a abouti au paragraphe publié».
Techniquement, le journal avait évité une condamnation assortie de lourds dommages et intérêts. Mais Ariel Sharon avait remporté une victoire politique, puisqu’il avait été lavé – aux dires, même, de la rédaction de Time – de toute accusation d’avoir voulu, provoqué ou encouragé le massacre de Sabra et Chatila. Et la réputation de l’hebdomadaire avait été entachée par toute l’affaire.
Un an plus tard, le 23 janvier 1986, Ariel Sharon et Time annoncèrent qu’ils étaient parvenus à un accord mettant fin aux poursuites intentées par Sharon devant un tribunal israélien.
Le journaliste David Halevy quitta Time deux ans après le procès. Dans une interview publiée le 23 octobre 1998 par le quotidien israélien Maariv, il devait déclarer qu’au moment des faits il avait été influencé par une campagne visant Sharon, et que lui-même n’avait pas vérifié jusqu’au bout l’information contenue dans son mémorandum.
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