Le pape Benoît XVI, le missel latin et les Juifs: un «non possumus»?

par le rabbin Rivon Krygier

Extrait de L’Arche n°598 (mars 2008)


En 1904, Théodore Herzl, qui tentait de faire valoir son idée d’un Foyer national juif, fut reçu au Vatican en audience officielle par le pape Pie X. C’est alors, raconte Herzl dans son Journal, que le pape lui asséna le fameux non possumus («nous ne pouvons»): «Les Juifs n’ont pas reconnu notre Seigneur, par conséquent nous ne pouvons reconnaître la nation juive!» Et d’ajouter que si les Juifs atteignaient en masse les côtes de la Palestine, les églises et les curés de la Terre sainte les attendraient pour les baptiser…

Toutes proportions gardées, le pape Benoît XVI vient-il de ranimer le spectre de la défiance entre Juifs et Chrétiens? C’est ce qu’il y a lieu de craindre, après les récentes précisions apportées par le Souverain Pontife au sujet du libellé de la prière du missel tridentin [1] pour le Vendredi saint.

Rappelons en grandes lignes l’historique de cette prière tristement célèbre. Pendant de nombreux siècles, la liturgie chrétienne du Vendredi saint était celle du pape Pie V (VIIe siècle), elle-même issue du code de Théodose (438). Elle disait en substance: «Dieu Tout-Puissant et éternel, Toi qui n’exclus pas même la perfidie [mécréance] juive de Ta miséricorde, exauce nos prières que nous T’adressons pour l’aveuglement de ce peuple. Afin qu’ayant reconnu la lumière de Ta vérité qui est le Christ, ils sortent de leurs ténèbres.»

Il aura fallu attendre le missel de 1962, instauré par le «bon pape» Jean XXIII, pour que la formule commence à s’adoucir: «Prions aussi pour les Juifs. Que le Seigneur notre Dieu fasse resplendir sur eux Sa face afin qu’ils reconnaissent, eux aussi, le Rédempteur de tous les hommes, Jésus-Christ, Notre Seigneur. Prions: Dieu éternel et Tout-Puissant, Toi qui fis alliance avec Abraham et sa descendance, écoute avec bonté les prières de Ton Église. Que le peuple racheté en premier puisse parvenir à la plénitude de la rédemption…» En parallèle, le missel latin de 1962 intercédait «pour les Juifs, afin que Dieu notre Seigneur enlève le voile qui couvre leurs cœurs» et, plus loin, les Juifs étaient encore qualifiés de «peuple aveugle».

La formidable mutation, respectueuse du judaïsme, advint en 1969 dans la foulée du concile Vatican II, suite à quoi la formule vernaculaire, seule autorisée, fut instaurée sous l’autorité de Paul VI: «Prions pour les Juifs à qui Dieu a parlé en premier, qu’ils progressent dans l’amour de Son Nom et la fidélité à Son alliance… Dieu éternel et tout-puissant, Toi qui as choisi Abraham et sa descendance pour en faire les fils de Ta promesse, conduis à la plénitude de la Rédemption le premier peuple de l’Alliance, comme Ton Église T’en supplie.»

Dans la tentative de rapatrier en son sein les intégristes catholiques réfractaires aux innovations de Vatican II, Jean-Paul II avait, dès 1984, autorisé que soit exceptionnellement toléré le recours au missel de langue latine de 1962, qui comprend l’invocation pour la conversion des Juifs. Or, suite à son Motu proprio de juillet 2007, le pape Benoît XVI a considérablement élargi les conditions pour que ce rite «extra-ordinaire» (marginal) soit utilisé, demandant aux évêques de répondre favorablement à ceux qui souhaiteraient le suivre, et le présentant comme «devant être honoré en raison de son usage vénérable et antique. Ces deux expressions de la lex orandi de l’Église n’induisent aucune division de la lex credendi de l’Église; ce sont en effet deux mises en œuvre de l’unique rite romain» (article 1).

On attendait les dernières précisions quant à la formule retenue. Elles viennent de tomber: «Prions pour les Juifs. Que notre Dieu et Seigneur illumine leurs cœurs, pour qu’ils reconnaissent Jésus comme sauveur de tous les hommes. Prions. Fléchissons les genoux. Levez-vous. Dieu éternel et tout-puissant, qui veux que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité, accorde, dans Ta bonté, que, la plénitude des nations étant entrée, tout Israël soit sauvé. Par le Christ notre Seigneur, Amen.» Il s’agit là d’une formulation proche de celle de Jean XXIII, mais d’avant le Concile de Vatican II.

Depuis, de nombreux représentants de l’Église tentent de minimiser la portée de cette décision, faisant valoir qu’elle ne concernait que des cercles marginaux et peu nombreux, et que l’accusation d’«aveuglement» des Juifs a été expurgée. Différentes organisations juives ont déjà réagi, et sont loin de partager cet avis. Je voudrais tenter dans les lignes qui suivent de montrer pourquoi nous avons de bonnes raisons de nous en émouvoir.

Il est très déplaisant pour les Juifs de savoir que les Chrétiens aspirent, au plus profond de leur foi, à la conversion des Juifs. Toutefois, tant qu’il s’agit d’exprimer ce vœu pieux pour la fin des temps, disons qu’on a le temps de voir venir (le Messie), que c’est de bonne guerre, et que Dieu reconnaîtra les siens. Il existe d’ailleurs des aspirations parallèles dans le judaïsme, comme chez Maïmonide qui écrit que «lorsque se révélera le véritable roi-messie, tous ces peuples [ayant cru en Jésus ou en Mahomet] reviendront [à la souche] et reconnaîtront que leurs ancêtres avaient hérité d’une parole mensongère et que leurs prophètes et pères les avaient fourvoyés» (Hil. Melakhim 11: 4).

Plus affligeant que ce type de triomphalisme eschatologique est le fait que l’Église ne s’est jamais départie très clairement – par une décision conciliaire, qui est le plus haut degré de magistère – ni de la mission de conversion des Juifs, ni de la conviction que le judaïsme ne constitue pas une voie de salut à part entière, c’est-à-dire sans en passer par la reconnaissance de la messianité et de la divinité du Christ.

Bien sûr, il n’appartient pas aux Juifs de dicter aux autorités chrétiennes ce qu’elles ont à penser de la religion d’Israël. Comme cela ne doit pas nous faire oublier que nous, Juifs, avons également sur ces sujets de quoi balayer devant notre porte.

Mais, comme en témoigne la formule instaurée par Paul VI, dans l’élan de Vatican II, l’Église catholique avait accompli un formidable bond en insistant sur la fidélité d’Israël à son alliance, et en laissant volontairement dans le flou la voie de «plénitude de la Rédemption», laissant ainsi ouverte la question du mode par lequel Israël y contribuerait et y accéderait. L’Église ne renonçait pas à ses aspirations, mais veillait à ne plus heurter la sensibilité juive, mise à lourde épreuve après des siècles d’antijudaïsme et parfois de conversions forcées.

Plus encore: en adoptant une formulation aussi aérée, l’Église incitait à poursuivre, avec une réflexion plus nuancée et approfondie sur la spécificité de l’alliance d’Israël dans l’économie du salut. Certains théologiens s’étaient aventurés sur la possibilité d’une articulation possible entre les deux spiritualités, qui ne passait plus par l’annexion pure et simple de l’autre, et cette orientation certes encore confuse se montrait très prometteuse [2].

Je crains que la récente inflexion du pape ait donné un signal fort de non possumus devant de telles velléités. Certes, le décret ne concerne aujourd’hui qu’une frange négligeable. Il n’invalide pas quarante ans d’avancées et de dialogue exemplaire entre Juifs et Chrétiens. Il n’en demeure pas moins que, pour la première fois depuis Nostra Aetate, le pape entraîne l’Église dans la voie du «recentrage» théologique.

Non, ce n’est pas une décision anodine mais principielle pour ce pape, qui a fait du «relativisme» (le pluralisme spirituel, les voies alternatives à celles du Christ) l’ennemi public numéro un de l’Église. Il est possible que sa préoccupation immédiate ne soit pas le sort spirituel des Juifs mais la nécessité pour lui de reprendre la main, face à la déperdition catholique en Occident et à l’essor vertigineux des Églises évangélistes et pentecôtistes dans le monde. On peut craindre cependant que la boîte de Pandore ait été ouverte, et qu’en ces temps de repli identitaire et religieux, la marginalité d’aujourd’hui redevienne subrepticement centrale, et qu’elle se saisisse de ces ambitions dès lors qu’une pleine légitimité à l’espoir de conversion des Juifs a été ranimée, selon les anciennes formules.

Aussi bien, si la relecture de l’Épître aux Romains (11) de l’apôtre Paul peut laisser entendre que la pleine conversion des Juifs ne serait effective qu’à la fin des temps, «après l’entrée de tous les païens dans l’Église», comme peut le suggérer cette prière, rien n’interdit de penser qu’elle ne doive être préparée ou hâtée en quelque façon…

Il n’est pas propice à la sérénité qui doit présider à tout dialogue interreligieux de s’entretenir avec des personnes qui se donnent pour mission sacrée de vous enlever le voile qui couvre votre cœur, même quand cela est formulé sous le versant chatoyant de la lumière qui va vous l’éclairer [3]. Faut-il rappeler que la force exemplaire de l’Amitié judéo-chrétienne de France est qu’elle a posé d’entrée de jeu dans ses statuts qu’elle excluait «de son activité toute tendance au syncrétisme et toute espèce de prosélytisme»? Je suis peiné et déçu de cette régression, et crains d’exprimer ici l’avis de nombreux Juifs, y compris parmi ceux qui sont les plus engagés dans le dialogue entre nos deux religions.



1. Rituel de prières issu du Concile de Trente (1563) et rendu obligatoire.
2. Pour une vision globale des prises de position catholiques sur le pluralisme religieux, voir l’ouvrage de Geneviève Comeau, Grâce à l’autre, Atelier, 2004.
3. Il s’agit bien de la même intention, comme le montre la référence sous-tendue à l’Épître de Paul: 2 Corinthiens 3, 13-16.