Sur Sabra et Chatila, les fausses accusations du «Monde diplomatique»


Les prétendues «responsabilités israéliennes» dans le massacre de Sabra et Chatila

Une enquête de la rédaction de «L’Arche»


Voici un bref résumé de cet article
(l’article dans son intégralité est reproduit à la suite)


Entre le jeudi 16 septembre 1982 et le samedi 18 septembre 1982, des membres des Phalanges chrétiennes libanaises massacrèrent des Palestiniens et des Libanais musulmans dans les quartiers de Sabra et Chatila, à Beyrouth. Les Phalangistes entendaient se venger ainsi de l’assassinat de leur chef, Bachir Gemayel, qui venait d’être élu président du Liban. Le massacre de Sabra et Chatila (les estimations du nombre des victimes varient, selon les sources, entre 800 et 3000 morts) s’inscrivait dans le cadre d’une guerre civile libanaise qui, en quinze années de combats, fit environ 150 000 morts, des atrocités étant commises par toutes les parties.

Très vite, toutes les informations – de source israélienne, libanaise ou palestinienne – indiquèrent que le responsable du massacre était l’officier phalangiste Élie Hobeika. Mais ce dernier ne fut jamais inquiété. Au contraire: entré en politique dans la mouvance pro-syrienne, Élie Hobeika fut par la suite élu au Parlement libanais, et devint ministre dans un gouvernement dirigé par Rafic Hariri.

Si les auteurs du massacre étaient clairement identifiés, une question se posait quant au comportement de l’armée israélienne. En effet, l’armée israélienne, qui était entrée au Liban trois mois auparavant, contrôlait Beyrouth-Ouest au moment du massacre. L’affaire suscita donc une vive émotion en Israël. Le gouvernement israélien dut créer une commission d’enquête publique dont les membres étaient, conformément à la loi, nommés par le président de la Cour suprême. La commission Kahane remit le 8 février 1983 un rapport, long et détaillé, qui décrivait les événements de septembre 1982.

Sur le massacre lui-même, le rapport est sans ambiguïté: il a été commis par les Phalangistes, et eux seuls. «Nous n’avons aucun doute sur le fait qu’il n’y a pas eu de complot ni de conspiration entre qui que ce soit de la direction civile d’Israël, ou de la direction de Tsahal, et les Phalangistes.» Cependant, la commission Kahane ne s’en tient pas là. Elle introduit dans le débat un concept de «responsabilité indirecte», qui est plus moral que juridique. Et elle met en cause des dirigeants israéliens (parmi lesquels le ministre de la défense Ariel Sharon, qui devra quitter ses fonctions) dont la faute est de n’avoir pas prévu ce qui résulterait de l’entrée des Phalangistes dans Sabra et Chatila, ou de n’avoir pas eu suffisamment de présence d’esprit, lorsque les premières rumeurs sur le massacre commencèrent à circuler, pour ordonner à Tsahal d’intervenir à Sabra et Chatila et d’en faire sortir les Phalangistes.

Vingt ans après les faits, en septembre 2002, le mensuel «Le Monde diplomatique» publie un article signé Pierre Péan, intitulé «Sabra et Chatila, retour sur un massacre». Cet article, qui se présente comme une «enquête» sur les circonstances du massacre et ses instigateurs, défend explicitement la thèse selon laquelle le massacre a été ordonné par les Israéliens, qui auraient même pris part à son exécution. On y lit notamment : «Amir Oren, à partir de documents officiels, a, dans “Davar” du 1er juillet 1994, affirmé que les massacres faisaient partie d’un plan décidé entre M. Ariel Sharon et Bachir Gemayel, qui utilisèrent les services secrets israéliens, dirigés alors par Abraham Shalom, qui avait reçu l’ordre d’exterminer tous les terroristes. Les milices libanaises n’étaient rien moins que des agents dans la ligne de commandement qui conduisait, via les services, aux autorités israéliennes.»

Alain Gresh, qui est à l’époque de la parution de l’article de Pierre Péan le rédacteur en chef du «Monde diplomatique», et Dominique Vidal, qui est alors rédacteur en chef adjoint, reprendront à leur compte les affirmations de M. Péan dans un livre, «Les 100 clés du Proche-Orient», qui sera ensuite traduit et réédité. La légende d’une machination israélienne visant à organiser un massacre de civils a été ainsi largement diffusée, y compris en France où elle fait partie d’un discours diabolisant qui vise les Israéliens et les Juifs en général.

Or nous avons consulté l’original de l’article de «Davar» qui a été «cité» par Pierre Péan et, après lui, par Alain Gresh et Dominique Vidal. À la lecture, aucun doute n’est possible: non seulement cet article ne dit pas ce que les trois journalistes français lui font dire, mais il dit exactement le contraire. Interrogé à ce sujet par «L’Arche», Amir Oren déclare: «La citation de moi faite par Péan est fausse. Et s’il a fait cela délibérément, c’est un menteur. Je n’ai jamais écrit les mots que Péan m’attribue.»

Cette falsification n’est pas la seule. L’article contient d’autres éléments qui, ainsi qu’il ressort de l’enquête de «L’Arche», sont matériellement faux et contribuent à induire le public en erreur.

Cependant, l’article de septembre 2002 est toujours en ligne sur le site internet du «Monde diplomatique». Le «Monde diplomatique» a également décidé de mettre en permanence à la disposition du public, dans le cadre des «Documents» présentés gratuitement sur son site internet, le chapitre du livre «Les 100 clés du Proche-Orient» intitulé «Sabra et Chatila (massacres de)», contenant la longue citation de Pierre Péan, avec en complément un «lien» dirigeant le lecteur vers l’article de Pierre Péan.

Cette insistance sur la légende d’une machination israélienne ayant directement causé le massacre de Sabra et Chatila appelle plusieurs questions. D’où Pierre Péan tenait-il ses (fausses) «informations» sur le contenu de l’article d’Amir Oren? Qui lui avait communiqué ces données, et dans quelle intention? Pourquoi Pierre Péan n’a-t-il pas vérifié la véracité de ces données? Pourquoi la rédaction du «Monde diplomatique» a-t-elle publié cet article, sans rien vérifier elle-même? Et pourquoi MM. Gresh et Vidal se sont-ils obstinés, des années plus tard, à reproduire ces accusations infondées qu’ils avaient diffusées dans leur journal?

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Nous reproduisons ci-dessous l'intégralité de l'article, avec ses annexes.




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Extrait de L’Arche n°595-596 (décembre 2007-janvier 2008)
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En septembre 1982, le monde découvrit avec horreur que des civils, en partie libanais et en partie palestiniens, avaient été massacrés dans deux quartiers périphériques de Beyrouth-Ouest connus sous les noms de Sabra et Chatila. Les premières images transmises par les médias témoignaient d’une épouvantable tuerie: cadavres gisant dans les rues, corps dépecés. L’estimation du nombre des victimes variait, selon les sources, de 800 à 3 000.

Le Liban était alors plongé depuis sept ans dans une guerre civile qui, à cette date, avait fait quelque 100 000 morts et dont le bilan total, sur quinze années de combats, sera évalué à 150 000 morts. Cette guerre civile, mettant aux prises de nombreux groupes parmi lesquels des Chrétiens maronites, des Musulmans sunnites et chiites, des Druzes, des miliciens pro-syriens et des Palestiniens de diverses obédiences, avait été marquée dès l’origine par des atrocités en grand nombre. Les noms de Sabra et Chatila s’inscrivaient dans une liste déjà longue de localités libanaises qui avaient été le théâtre d’affrontements meurtriers, dont le massacre de Chrétiens par des Palestiniens à Damour, en janvier 1976, et le massacre de Palestiniens par des Chrétiens à Tel El-Zaatar, en août 1976.

Les auteurs du massacre de Sabra et Chatila étaient des membres des Phalanges, une organisation chrétienne libanaise, qui entendaient venger ainsi l’assassinat de leur chef, Bachir Gemayel, lequel venait d’être élu président de la République. Une affaire intérieure libanaise, donc. Mais, au même moment, l’armée israélienne, qui était entrée au Liban trois mois auparavant, avait pris le contrôle de Beyrouth-Ouest. Un doigt accusateur fut donc pointé vers Israël.

Très vite, toutes les informations – de source israélienne, libanaise ou palestinienne – indiquèrent que le responsable du massacre était l’officier phalangiste Élie Hobeika. Mais ce dernier ne fut jamais inquiété. Au contraire: entré en politique dans la mouvance pro-syrienne, Élie Hobeika fut élu au Parlement libanais, et devint ministre dans un gouvernement dirigé par Rafic Hariri. Aucune des personnes qui défendaient la mémoire des victimes de Sabra et Chatila n’osa lui demander des comptes. Seuls les Israéliens furent mis sur la sellette. Et lorsque Élie Hobeika déclara publiquement son intention de dire «sa vérité» sur les événements de Sabra et Chatila, il fut opportunément victime d’un attentat à la bombe.

Une commission d’enquête libanaise avait été créée, au lendemain des événements, par Amine Gemayel, le chef phalangiste élu président de la République après l’assassinat de son frère. Dirigée par Assad Germanos, le procureur du tribunal des forces armées du Liban, cette commission publia en juin 1983 un rapport qui ne désignait pas de coupables mais… lavait les Phalangistes de toute responsabilité. Plus tard, un avocat libanais, Chebli Mallat, parlant au nom des «victimes du massacre de Sabra et Chatila», lança une action contre Ariel Sharon devant la justice belge, mais négligea lui aussi de poursuivre les auteurs libanais du massacre. En un mot, on s’est accordé pour rechercher les coupables non pas là où ils se trouvaient, mais là où on avait par avance décidé de les chercher.

Un texte fondateur

Le massacre de Sabra et Chatila, au-delà de ce qu’il avait d’horrible pour les victimes et leurs proches, devait jouer un rôle majeur à plusieurs titres. Il eut une influence directe sur la vie politique israélienne, entraînant notamment l’éviction d’Ariel Sharon du ministère de la défense. Au plan international, il joua un rôle central dans les attaques visant Ariel Sharon (désormais présenté par la propagande antisioniste comme le «boucher de Sabra et Chatila») mais aussi les Israéliens dans leur ensemble. Enfin, il permit à de nombreuses personnes de cristalliser leurs fantasmes – depuis Jean Genet qui, comme Eric Marty l’a montré, projeta ses pulsions antisémites dans son texte Quatre heures à Chatila, jusqu’à une multitude d’agitateurs chez qui le thème du Juif massacreur de femmes et d’enfants a ravivé des mythes séculaires. En ce sens, un quart de siècle après les faits, «Sabra et Chatila» est toujours parmi nous.

Ce que le grand public sait – ou croit savoir – du massacre de Sabra et Chatila est largement alimenté par une production journalistique ultérieure. Et, dans cette production, un texte joue un rôle crucial. Il s’agit d’un article publié, vingt ans après l’événement, dans le mensuel Le Monde diplomatique, sous la signature de Pierre Péan. Cet article, qui se présente comme une «enquête» sur les circonstances du massacre et ses instigateurs, défend explicitement la thèse selon laquelle le massacre a été ordonné par les Israéliens, qui auraient même pris part à son exécution.

L’article de Pierre Péan dans Le Monde diplomatique, complété dans le même numéro par un deuxième article, toujours de Pierre Péan, annonçant «de nouvelles pièces au dossier d’accusation» [voir l’encadré «Les “révélations” d’Alain Ménargues»], est un texte fondateur, une matrice à partir de laquelle seront produites d’autres variantes sur le même thème. Ainsi, un passage central de ce texte figure dans un livre de vulgarisation, Les 100 clés du Proche-Orient, rédigé par deux membres de la rédaction du Monde diplomatique. Dans la dernière édition de ce livre, qui date de 2006, la citation de l’article de Pierre Péan occupe une page entière, soit le tiers de l’entrée consacrée à Sabra et Chatila. La citation de Péan est précédée d’une introduction catégorique: «Vingt ans après, on en sait plus sur les massacres de Sabra et Chatila» et s’achève sur ce jugement définitif, emprunté à l’Américain Morris Draper [sur les motivations de ce dernier, voir l’encadré «L’étrange “témoignage” de Morris Draper»]: «Il ne fait aucun doute que Sharon est responsable [des massacres]; c’est le cas même si d’autres Israéliens doivent partager cette responsabilité.»

Ainsi, pour la fraction – non négligeable – du grand public qui considère Le Monde diplomatique comme «un journal de référence», aucun doute n’est possible. Sabra et Chatila est un crime signé, et la signature est exclusivement israélienne. Il ne s’agit pas là d’une accusation portée dans l’émotion du moment, mais d’un jugement prononcé à tête reposée, censé s’appuyer sur des informations nouvelles («Vingt ans après, on en sait plus») et réitéré dans un livre daté de 2006. Qui oserait le contester? Certainement pas les nombreuses personnes, en France ou à l’étranger, dont la culture internationale repose largement sur la lecture du Monde diplomatique et de ses dérivés.

Le jugement ainsi formulé est lourd de conséquences. Imputer un tel crime aux Israéliens (et de manière quasiment indifférenciée: selon la citation de Draper mise en exergue dans l’article puis dans le livre, la responsabilité est partagée entre «Sharon» et «d’autres Israéliens» non désignés), c’est alimenter un discours de la haine dont les effets dans le monde arabo-musulman, et aussi dans des pays comme la France, sont plus sensibles que jamais. Or, comme nous le verrons dans la suite, cette imputation repose sur un faux témoignage dont le véritable auteur demeure mystérieux mais dont les diffuseurs persistent et signent.

Septembre 1982

Avant d’examiner plus en détail l’article de Pierre Péan, revenons sur les circonstances du drame.

Au moment du massacre de Sabra et Chatila (Le Monde diplomatique écrit «les massacres», comme si un pluriel non justifié ajoutait à la gravité de la chose), l’armée israélienne se trouvait au Liban depuis un peu plus de trois mois. L’intervention israélienne, qui avait commencé le 6 juin 1982, avait pour objet, selon les premières déclarations du chef du gouvernement Menahem Begin, d’éliminer l’infrastructure militaire palestinienne au Liban-Sud, qui menaçait le nord d’Israël. Mais, très vite, la nature de l’opération avait évolué – en grande partie sous l’influence du ministre de la défense, Ariel Sharon, qui, en créant sur le terrain des faits accomplis, était parvenu à imposer ses choix politiques à Begin et aux autres ministres.

Remontant vers le nord du Liban, au-delà de la limite de 40 kilomètres qui lui avait été assignée dans la décision initiale du gouvernement, Tsahal fit la jonction avec les Forces libanaises, une milice chrétienne dominée par les Phalangistes [Kataëb: formation politique libanaise fondée et dirigée par la famille Gemayel]. Le 25 juillet 1982, les quartiers musulmans de Beyrouth-Ouest était entièrement encerclés.

L’objectif attribué à Ariel Sharon – susciter, conjointement avec ses alliés chrétiens libanais, la création d’un «nouveau Liban» affranchi des éléments armés étrangers, qu’ils fussent palestiniens ou syriens – semblait sur le point d’être atteint. Le 23 août, le dirigeant phalangiste Bachir Gemayel fut élu à la présidence du Liban; son entrée en fonctions était prévue pour le 23 septembre. Dans les derniers jours du mois d’août, une force multinationale arriva à Beyrouth, et les forces palestiniennes et syriennes se retirèrent de la ville. Des informations de diverses sources indiquèrent que ce retrait n’avait pas été total et que des combattants étaient demeurés sur place; mais ce devait être, s’accordait-on à penser, l’affaire des autorités libanaises.

Le 14 septembre, cependant, tout bascula: Bachir Gemayel fut tué dans un attentat vraisemblablement commandité par des agents syriens. Les responsables israéliens – principalement Ariel Sharon et Raphaël Eytan, le commandant en chef de Tsahal – prirent d’urgence quelques mesures conservatoires, en espérant manifestement que la situation s’éclaircirait dans les jours à venir. Leur capacité d’initiative politique était d’autant plus réduite que tous les Israéliens se préparaient alors aux fêtes du Nouvel an juif, qui commençaient le samedi 18 septembre. C’est à l’intérieur de ce bref laps de temps, entre le 16 septembre au soir et le 18 septembre au matin, que se produisit le massacre de Sabra et Chatila.

Ce massacre, nous l’avons dit, suscita une émotion énorme. Dans le monde et, peut-être surtout, en Israël. Les auteurs du crime, on le savait déjà, étaient des membres des Forces libanaises. Mais comment cela avait-il été possible, alors que Tsahal était dans Beyrouth? Une importante partie de l’opinion publique israélienne exigeait des réponses. Des centaines de milliers de citoyens sortirent dans la rue, formant ce qui restera dans les annales comme la plus grande manifestation politique jamais organisée en Israël.

Cette mobilisation, due à l’initiative de La Paix Maintenant [Shalom Akhshav: mouvement fondé en 1978 par des officiers de réserve de Tsahal], visait la politique gouvernementale dans son ensemble autant que les développements récents. Dénonçant la conduite de la guerre par Ariel Sharon, les manifestants voyaient dans le massacre de Sabra et Chatila la conséquence tragique d’une politique visant à modifier l’ordre des choses au Liban – mais certainement pas un acte délibéré qui aurait été initié par cette armée israélienne dont beaucoup de protestataires étaient des soldats et des officiers.

Le 28 septembre 1982, le gouvernement d’Israël céda à la pression et annonça la création d’une commission d’enquête publique sur le massacre de Sabra et Chatila. Aux termes de la loi israélienne, une telle commission est nommée par le président de la Cour suprême. Totalement indépendante du pouvoir politique, elle jouit de prérogatives analogues à celles d’un tribunal et a la capacité d’entendre tous les témoignages qui lui semblent nécessaires à la découverte de la vérité. Elle peut aussi se prononcer sur les responsabilités des individus mis en cause, et sur les sanctions qui doivent leur être appliquées.

La commission d’enquête sur le massacre de Sabra et Chatila était composée de trois personnes: le président de la Cour suprême lui-même, le juge Itzhak Kahane; le professeur Aharon Barak, à l’époque juge à la Cour suprême et par la suite président de la Cour suprême; et le général de réserve Yona Efrat. Ils étaient assistés par une équipe de juristes de haut niveau.

La commission Kahane remit le 8 février 1983 un rapport, long et détaillé, qui décrivait les événements de septembre 1982. Le «récit des événements» ci-dessous est un résumé de ce rapport.

Le récit des événements

On l’a vu: la date décisive est le mardi 14 septembre. La mort de Bachir Gemayel, ce jour-là, remettait en question l’équilibre des forces. Craignant une perte de contrôle, les dirigeants israéliens décidèrent que Tsahal devait entrer dans Beyrouth-Ouest. Cependant, il fut stipulé que Tsahal ne pénétrerait pas dans les quartiers à dominante palestinienne, où des combattants armés étaient encore implantés: ce devait être la responsabilité des seuls Libanais. La règle s’appliquait notamment aux «camps de Sabra et Chatila» [NDLR: cette expression pèche par excès de généralité, au regard de l’histoire des deux quartiers et de leur population au moment des événements; mais elle est consacrée par l’usage].

Tsahal établit un poste de commandement sur le toit d’un immeuble avoisinant. À partir du mercredi 15 septembre, des tirs nourris furent dirigés, depuis l’intérieur des «camps» de Sabra et Chatila, contre le poste de commandement et contre une unité de Tsahal stationnée dans les environs, faisant un mort et plusieurs blessés. Les Israéliens ripostèrent, mais ne quittèrent pas leurs positions.

Le 15 septembre toujours, Ariel Sharon effectua une visite au poste de commandement, où il rencontra Raphaël Eytan. Au cours de cette réunion, il fut précisé, entre autres choses, que les Forces libanaises pénétreraient dans Sabra et Chatila pour neutraliser les combattants qui s’y trouvaient encore. L’après-midi du 15 septembre, Sharon rentra en Israël; Eytan fit de même le lendemain.

Le jeudi 16 septembre eut lieu une première réunion de coordination entre Tsahal et les Forces libanaises. Le général Amos Yaron, commandant des forces israéliennes dans la région, rappela à ses interlocuteurs que l’objectif était de faire cesser les attaques menées à partir de Sabra et Chatila, mais qu’aucun tort ne devait être causé aux populations civiles. Les participants convinrent de l’entrée dans Sabra et Chatila de 150 combattants chrétiens, appartenant à une unité commandée par le chef phalangiste Élie Hobeika. Ce dernier se trouvait sur le toit du poste de commandement de Tsahal, d’où il donnait des ordres à ses hommes par un téléphone de campagne.

L’opération débuta ce même 16 septembre, à 18 heures. À partir de ce moment, les Israéliens n’avaient plus aucune information directe sur ce qui se passait à l’intérieur de Sabra et Chatila. Peu après, des militaires israéliens surprirent, sur le téléphone des Phalangistes, des conversations qui éveillèrent leur suspicion. Le général Yaron, informé, prit Hobeika à part et lui parla en tête-à-tête durant cinq minutes. (Le général israélien devait expliquer par la suite, devant la commission Kahane, qu’il avait sévèrement averti Hobeika, ainsi que les autres officiers des Forces libanaises, de ne pas faire de mal aux civils, et que ses interlocuteurs l’avaient assuré que des ordres avaient été donnés dans ce sens.)

En fait, le massacre avait déjà commencé, mais personne ne le savait à l’extérieur – sauf les officiers phalangistes, qui suivaient les opérations sur leur téléphone de campagne. Au cours de la nuit, les Phalangistes opérant à l’intérieur de Sabra et Chatila demandèrent à l’armée israélienne de tirer des fusées éclairantes pour faciliter leur progression. Cela leur fut en partie accordé. Les Israéliens croyaient toujours avoir affaire à des affrontements entre miliciens, et non à un massacre.

Au matin du vendredi 17 septembre, les officiers israéliens présents au poste de commandement apprirent par l’officier de liaison phalangiste que des meurtres avaient été commis, qu’il y avait été mis bon ordre, et que ces exactions avaient cessé. Au cours de la matinée de ce 17 septembre, le chef des services de renseignements de Tsahal reçut une information parlant de 300 morts à Sabra et Chatila. Cependant, aucune confirmation n’ayant pu être obtenue, l’information ne fut pas transmise plus avant.

Des rumeurs commençaient pourtant à circuler. Le journaliste Zeev Schiff, du quotidien Haaretz, entendit dire qu’il y avait eu un massacre. Il alerta le ministre adjoint de la défense, Mordehaï Tsipori, qui s’adressa à son tour au ministre des affaires étrangères Itzhak Shamir. Mais tout cela semblait trop vague pour justifier une intervention militaire israélienne.

Pendant ce temps, à Beyrouth, le commandant de la région nord de Tsahal, le général Amir Drori, rencontrait le commandant en chef de l’armée régulière libanaise. Il tenta de le convaincre que l’armée libanaise devait entrer dans les camps. «Vous savez ce que les Libanais sont capables de se faire les uns aux autres», dit Drori. «C’est important, vous devriez agir maintenant.» La réponse libanaise fut négative.

Dans la journée du vendredi 17 septembre, des militaires israéliens positionnés à proximité de Sabra et Chatila furent témoins d’actes de brutalité et de meurtres commis par des Phalangistes sur des civils. Mais leur compte rendu arriva trop tard. Dans l’après-midi, le commandant en chef de Tsahal, le général Eytan, rencontrait des officiers phalangistes qui l’informèrent que l’opération était achevée et qu’ils quitteraient les lieux le lendemain à cinq heures du matin.

Au matin du samedi 18 septembre, les Phalangistes étaient toujours dans Sabra et Chatila. Le général Yaron exigea alors du chef des Phalangistes qu’il retire ses hommes immédiatement. Les Phalangistes obéirent, et les derniers d’entre eux partirent à huit heures du matin.

Par haut-parleur, l’armée israélienne appela les habitants à sortir de leurs maisons. Ils furent rassemblés dans un stade voisin, où ils reçurent à boire et à manger. On découvrit alors que les Phalangistes avaient tué, outre des combattants, des civils en grand nombre.

Des employés de la Croix-Rouge et des journalistes arrivèrent sur place, et informèrent le monde entier. Le premier ministre israélien Menahem Begin apprit tout cela à l’issue du shabbat, en écoutant la BBC. Il alerta aussitôt Ariel Sharon et Raphaël Eytan, qui lui dirent qu’il y avait effectivement eu des atrocités, mais que celles-ci avaient cessé et que les Phalangistes avaient été contraints à se retirer.

Selon les services de renseignements de Tsahal, le nombre des civils tués à Sabra et Chatila se situerait entre 700 et 800. De source palestinienne, on a donné des chiffres plus élevés allant jusqu’à 3 000 morts. La commission Kahane juge que l’estimation de Tsahal est la plus vraisemblable. Dans son article du Monde diplomatique, Pierre Péan donne, en se référant à une historienne libanaise d’origine palestinienne, le chiffre de 906 tués (pour moitié palestiniens), auxquels s’ajoutent «484 disparus», ce qui fait au total «1 490 victimes identifiées».

Responsabilités

Le massacre, dit la commission, a été commis durant le temps de présence des Phalangistes dans Sabra et Chatila, entre le jeudi 16 septembre à 18 heures et le samedi 18 septembre à 8 heures (soit, au total, 38 heures). Seuls les Phalangistes ont opéré: la commission a enquêté sur les rumeurs concernant une prétendue présence de personnels de Tsahal, et celles-ci sont apparues dénuées de tout fondement.

Par exemple, la commission a été informée qu’on avait trouvé à Sabra la carte d’identité civile et la plaque d’identification militaire d’un soldat israélien âgé de 21 ans, nommé Benny Haïm Ben-Yossef. Cela n’indiquait-il pas, contrairement aux affirmations israéliennes, une présence de Tsahal à Sabra et Chatila? Une enquête fut donc menée à ce sujet. 

Il s’avéra que le soldat en question était à Beyrouth avec son unité le mercredi 15 septembre (donc, avant le massacre). L’unité essuya des tirs alors qu’elle passait non loin de Shatila. Le soldat fut touché. La veste de protection qu’il portait sur lui se mit à brûler; l’infirmier de l’unité découpa la veste et la jeta sur le bas-côté de la route, car elle contenait des grenades qui risquaient d’exploser.

La commission Kahane, après avoir recueilli les témoignages du jeune soldat et de l’infirmier, conclut: «Il est clair qu’il n’était pas du tout dans les camps. (…) Évidemment, quelqu’un a trouvé ses papiers sur le bord de la route et les a amenés dans le camp, où ils ont été découverts.» Au moment où se produisaient les événements sur lesquels porte le travail de la commission, le soldat Ben-Yossef était à l’hôpital de Haïfa; il y fut amputé d’un bras et traité pour de graves blessures aux jambes.

La commission Kahane, ayant ainsi achevé l’étude des éléments factuels, se pose la question des responsabilités. Plus exactement: des seules responsabilités israéliennes, car les responsabilités des autres acteurs (libanais, américains, etc.) n’entrent pas dans le champ de son enquête. Il est certain, souligne le rapport de la commission, qu’aucune responsabilité directe ne peut être invoquée à l’encontre des Israéliens: «Nous n’avons aucun doute sur le fait qu’il n’y a pas eu de complot ni de conspiration entre qui que ce soit de la direction civile d’Israël, ou de la direction de Tsahal, et les Phalangistes».

La décision de laisser les Phalangistes entrer à Sabra et Chatila, écrit encore la commission, avait pour but d’éviter de nouvelles victimes israéliennes, de «répondre aux pressions de l’opinion publique israélienne, qui reprochait aux Phalangistes de bénéficier des résultats de la guerre sans y avoir pris part», et aussi de «profiter de l’expertise des Phalangistes pour ce qui est d’identifier des terroristes et de découvrir des caches d’armes».

Dans n’importe quel autre pays, le rapport s’arrêterait là. Et le monde entier finirait par entériner cette auto-absolution. Mais la commission Kahane ne conçoit pas son rôle de cette manière. Elle innove, en introduisant dans le débat un concept de «responsabilité indirecte» qui est plus moral que juridique.

Le juge Itzhak Kahane, le juge Aharon Barak et le général de réserve Yona Efrat décident de mettre en cause des dirigeants israéliens dont la faute est de n’avoir pas prévu ce qui résulterait de l’entrée des Phalangistes dans Sabra et Chatila, ou de n’avoir pas eu suffisamment de présence d’esprit, lorsque les premières rumeurs sur le massacre commencèrent à circuler, pour ordonner à Tsahal d’intervenir à Sabra et Chatila et d’en faire sortir les Forces libanaises. Ces dirigeants sont «indirectement responsables», dit la commission, car ils auraient dû prendre en compte les méthodes particulièrement brutales employées par les miliciens chrétiens (comme d’ailleurs par leurs adversaires, palestiniens et autres, dans la longue guerre civile libanaise), et leur possible réaction au lendemain de l’assassinat de Bachir Gemayel, président élu du Liban et chef vénéré des Phalangistes.

D’autres acteurs encore pourraient être mis en cause, souligna la commission – notamment les dirigeants libanais qui ont refusé de faire entrer l’armée dans les camps, et les représentants des États-Unis qui ont refusé de faire pression en ce sens. Mais, puisqu’il s’agit d’une enquête israélienne, seuls les manquements des Israéliens sont pris en compte.

Ainsi furent blâmés par la commission, à des degrés divers: le premier ministre Menahem Begin, le ministre de la défense Ariel Sharon, le ministre des affaires étrangères Itzhak Shamir, le commandant en chef des armées Raphaël Eytan, le chef des renseignements militaires Yehoshoua Saguy, le commandant de la région nord Amir Drori, et le général Amos Yaron. La recommandation la plus sévère était celle visant Ariel Sharon, qui dut quitter ses fonctions.

En conclusion, la commission Kahane évoqua l’argument, non dénué de fondement, selon lequel «des massacres ont eu lieu auparavant au Liban, avec des victimes beaucoup plus nombreuses qu’à Sabra et Chatila, mais l’opinion publique mondiale ne s’en est pas émue et aucune commission d’enquête n’a été établie». Mais elle rejeta cet argument, en soulignant que l’objectif de son enquête était de préserver «l’intégrité morale d’Israël, et son fonctionnement en tant qu’État démocratique adhérant scrupuleusement aux principes fondamentaux du monde civilisé». La commission ajouta dans son rapport: «Nous ne nous berçons pas de l’illusion que les résultats de notre enquête pourraient suffire à convaincre ou à satisfaire les gens nourris de préjugés et les consciences sélectives. Mais notre enquête ne leur était pas destinée.»

La thèse du complot

Pierre Péan n’avait sans doute pas à l’esprit la phrase de la commission Kahane sur «les gens nourris de préjugés et les consciences sélectives» lorsqu’il publia, dans Le Monde diplomatique de septembre 2002, son article intitulé «Sabra et Chatila, retour sur un massacre» [1].

Il est inutile de revenir ici sur les méthodes pour le moins approximatives de ce journaliste (qui devait s’illustrer par la suite en expliquant, dans un livre particulièrement ignoble, que le génocide des Tutsis au Rwanda, en 1994, n’avait pas vraiment eu lieu, et que ce qu’on en savait était le fruit d’une opération de propagande reflétant le caractère intrinsèquement «menteur» des victimes tutsies). Nous ne nous attarderons pas non sur quelques formules douteuses figurant dans l’article, comme celle-ci, attribuée à l’écrivain libanais Elias Khoury: «Les Palestiniens sont victimes de l’instrumentalisation de la Shoah par le gouvernement israélien». L’important tient dans l’affirmation de Pierre Péan selon laquelle les Israéliens étaient les véritables organisateurs du massacre. 

Ici, il convient de citer l’article mot pour mot: «Amir Oren, à partir de documents officiels, a, dans Davar du 1er juillet 1994, affirmé que les massacres faisaient partie d’un plan décidé entre M. Ariel Sharon et Bachir Gemayel, qui utilisèrent les services secrets israéliens, dirigés alors par Abraham Shalom, qui avait reçu l’ordre d’exterminer tous les terroristes. Les milices libanaises n’étaient rien moins que des agents dans la ligne de commandement qui conduisait, via les services, aux autorités israéliennes.»

Voilà, sous sa forme la plus extrémiste, la thèse du complot israélien. Cette «démonstration» de la culpabilité des Israéliens a, qui plus est, l’avantage de reposer sur un témoignage israélien, celui du journaliste Amir Oren, écrivant dans le quotidien de gauche (aujourd’hui disparu) Davar.

En complément, Le Monde diplomatique annonce, toujours sous la plume de Pierre Péan, la parution d’un livre «très attendu» d’Alain Ménargues qui, dit-il, «apporte de nouvelles pièces au dossier d’accusation». Ces «pièces» démontreraient la culpabilité directe des Israéliens [voir notre encadré à ce propos].

Alain Gresh, qui était à l’époque de la parution de l’article de Pierre Péan le rédacteur en chef du Monde diplomatique, et Dominique Vidal, qui était alors rédacteur en chef adjoint, reprirent ensuite à leur compte les affirmations de M. Péan dans leur livre largement diffusé, Les 100 clés du Proche-Orient [2]. L’article publié par Le Monde diplomatique fournit ainsi la «preuve» invoquée dans leur livre par les journalistes du Monde diplomatique. Et il ne s’agit pas, chez eux, d’une remarque faite incidemment: la citation directe de l’article de Pierre Péan occupe une page entière du livre d’Alain Gresh et Dominique Vidal. Aucune citation, dans l’ensemble du livre, n’a droit à un pareil traitement. Les accusations formulées par Pierre Péan semblent donc jouer un rôle important dans le dispositif rhétorique de MM. Gresh et Vidal.

Ces accusations ont d’autant plus de poids qu’elles ne sont pas limitées à l’espace francophone. Selon le site internet du Monde diplomatique, le mensuel compte «68 éditions internationales en 26 langues». On ne sait combien de ces éditions ont repris l’article de Pierre Péan. Nous l’avons trouvé sur internet en français, anglais, allemand, italien, portugais et arabe. Quant au livre d’Alain Gresh et Dominique Vidal, il a été traduit au moins en anglais et en espagnol [3].

Partout, dans ces versions successives du texte fondateur de Pierre Péan, figure la citation-clé attribuée à Amir Oren, selon laquelle «les massacres faisaient partie d’un plan décidé entre M. Ariel Sharon et Bachir Gemayel», les milices libanaises n’étant rien d’autre que «des agents dans la ligne de commandement qui conduisait, via les services, aux autorités israéliennes». Si l’on ajoute que, selon MM. Péan, Gresh et Vidal, l’affirmation d’Amir Oren s’appuie sur des «documents officiels», aucun doute n’est permis. Les Israéliens sont les vrais coupables.

Amir Oren

Le quotidien Davar, où l’article d’Amir Oren est paru le 1er juillet 1994, n’existe plus. Mais il y a des archives dans les bibliothèques. Et il y a l’auteur, Amir Oren, qui fait aujourd’hui partie de la rédaction du quotidien Haaretz. MM. Gresh et Vidal n’ont pas songé à le contacter. Nous l’avons fait à leur place [voir, en encadré, notre entretien avec Amir Oren].

Amir Oren n’avait pas lu Le Monde diplomatique, ni l’ouvrage d’Alain Gresh et Dominique Vidal Les 100 clés du Proche-Orient. Lorsqu’il fut contacté pour la première fois par la rédaction de L’Arche, qui lui communiqua le texte (dans l’original et en traduction), Amir Oren tomba des nues. Il ignorait tout des affirmations qu’on lui avait prêtées.

Il faut dire encore qu’Amir Oren a la réputation d’un journaliste à la plume acérée. Il n’a jamais ménagé Ariel Sharon, et les critiques qu’il lui porta avaient engendré entre les deux hommes une inimitié notoire. Si j’avais écrit une chose pareille, nous dit Amir Oren, Ariel Sharon se serait empressé de me faire un procès, et il l’aurait gagné sans le moindre effort.

De fait, après les sévères conclusions de la commission Kahane à son encontre, Ariel Sharon s’était lancé dans une campagne pour défendre sa réputation. Il avait même intenté un procès à l’hebdomadaire américain Time, lequel avait écrit que, lors d’une visite de condoléances, il aurait «discuté avec les Gemayel de la nécessité pour les Phalangistes de venger l’assassinat de Bachir» [voir l’encadré «Ariel Sharon contre l’hebdomadaire Time»].

Ariel Sharon n’a pas attaqué en justice Pierre Péan, ni Le Monde diplomatique, ni MM. Gresh et Vidal et leurs éditeurs, et il n’a sans doute jamais été informé de leurs assertions le concernant. En revanche, si le quotidien israélien Davar, sous la plume d’Amir Oren, s’était risqué à publier les propos que lui attribuent MM. Péan, Gresh et Vidal, il est certain qu’Ariel Sharon se serait fait un plaisir de le traîner en justice. Or il n’y eut rien de tel. Ce seul constat n’aurait-il pas dû faire dresser l’oreille aux journalistes avertis que sont Alain Gresh et Dominique Vidal?

Exactement le contraire

Quoi qu’il en soit, nous avons consulté l’original de l’article de Davar «cité» par Pierre Péan et, après lui, par Alain Gresh et Dominique Vidal. À la lecture, aucun doute n’est possible: non seulement cet article ne dit pas ce que les trois journalistes français lui font dire, mais il dit exactement le contraire.

L’article d’Amir Oren ne porte, en fait, que marginalement sur le massacre de Sabra et Chatila. Cet article paraît le 1er juillet 1994, quelques jours après la publication d’un rapport d’enquête sur le massacre de 29 musulmans en prière à la mosquée de Hébron, commis le 25 février 1994 par l’Israélien d’origine américaine Baruch Goldstein, qui fut tué au cours de l’événement. L’article traite essentiellement de la responsabilité juridique et morale des dirigeants israéliens face à de tels crimes: par exemple, aurait-on dû retirer à Baruch Goldstein (connu des services de sécurité comme militant d’extrême droite) l’arme de service à laquelle il avait droit en tant que médecin réserviste de Tsahal? Vers le milieu de l’article, quatre paragraphes évoquent, à titre de rappel historique sur cette question de «responsabilité morale», le cas de Sabra et Chatila.

Amir Oren revient sur ce que les dirigeants de Tsahal et des services israéliens de sécurité savaient en 1982 au sujet des méthodes employées par les Phalangistes. Il évoque au passage les efforts infructueux de deux unités israéliennes envoyées au Liban afin d’identifier la cachette de Yasser Arafat, lequel sera finalement «exfiltré» de Beyrouth (tout cela se passe avant l’assassinat de Bachir Gemayel, donc a fortiori avant le massacre de Sabra et Chatila).

Le journaliste israélien cite par ailleurs une déclaration faite à Ariel Sharon par Bachir Gemayel, selon laquelle «l’armée libanaise – qui avait refusé d’obéir à ses ordres avant sa prestation de serment en tant que président – aurait besoin d’un mois pour sortir les centaines d’hommes de l’OLP qui étaient demeurés dans Beyrouth». Amir Oren écrit encore que «sans Bachir, et donc sans la paresseuse armée libanaise, avait été planifiée une opération du Shabak [service de sécurité israélien, ndlr], sous le commandement de “Avroum” Shalom, pour éliminer les terroristes restés dans Beyrouth».

Ce dernier membre de phrase est sans doute à l’origine du faux «scoop» rapporté par Pierre Péan, puisque c’est là qu’apparaît le nom d’Avraham Shalom. Or, pour qui sait lire, Amir Oren parle d’une action planifiée qui aurait pris la forme d’une intervention israélienne, non pas au travers des milices phalangistes mais directement. On est donc tout à l’opposé de l’interprétation de MM. Péan, Gresh et Vidal: s’il y avait eu une intervention israélienne contre «les terroristes restés dans Beyrouth», elle aurait, écrit Amir Oren, contourné des Libanais jugés peu fiables, et elle n’aurait évidemment visé que des combattants, pas des populations civiles.

Dans son article de Davar, Amir Oren cite encore les propos d’Ariel Sharon devant le gouvernement israélien, à la mi-septembre 1982: «Nous venons de recevoir une information selon laquelle une importante unité des Phalanges est entrée dans le camp de Sabra et Chatila, et elle le passe au peigne fin». Ariel Sharon ayant expliqué aux ministres que les Phalangistes opéreraient d’abord dans Sabra puis dans Chatila, Amir Oren ironise: «On peut s’étonner des moyens par lesquels le prophète Ariel avait deviné que, de Sabra, les Phalanges passeraient à l’autre camp.» Et il ajoute immédiatement: «Mais ni cela, ni la nette impression qui se dégage des documents, selon laquelle les responsables des services de sécurité israéliens connaissaient le caractère meurtrier de leurs partenaires libanais, et savaient que l’appareil de Hobeika avait “éliminé” ou “fait disparaître” de 500 à 1 200 personnes, lors des divers événements dans les précédents mois de la guerre, ne prouve en quoi que ce soit l’existence d’un lien avec l’assassinat des enfants, des femmes et des civils lors de cet événement précis.»

Sur l’«information» capitale que MM. Péan, Gresh et Vidal attribuent à Amir Oren, à savoir que «les massacres faisaient partie d’un plan décidé entre M. Ariel Sharon et Bachir Gemayel», nous voyons donc que le journaliste israélien écrit exactement le contraire de ce que les journalistes français lui ont fait dire. Certes, les Israéliens étaient engagés dans un combat sans merci contre un adversaire impitoyable. Mais entre un tel combat et le massacre délibéré de centaines de civils innocents, il y a un abîme que Pierre Péan, défenseur des génocidaires rwandais, ne voit manifestement pas.

Amir Oren ajoute – ce sont les derniers mots du passage de son article consacré à Sabra et Chatila – que «l’éviction de Sharon et les mesures prises contre Rafoul [Raphaël Eytan, ndlr] et d’autres officiers étaient fondées non pas sur le droit mais sur la justice: en effet, personne n’avait conclu avec Bachir un accord aux termes duquel son assassinat serait suivi d’une opération de vengeance en un lieu et à une date déterminés». En d’autres termes, et dans le style caustique qui lui est propre, Amir Oren tourne en ridicule les théories conspirationnistes dont certains – comme Pierre Péan, mais à cette date il n’en a jamais entendu parler – se feront une spécialité.

Comme nous l’avons dit, le véritable sujet de l’article d’Amir Oren est d’un tout autre ordre que les propos bizarres qui lui sont attribués par Le Monde diplomatique. Il ne traite pas de complotisme mais de morale. La responsabilité d’un dirigeant, souligne le journaliste israélien, ne se borne pas à des considérations juridiques fondées sur l’examen d’une série de décisions; il existe une responsabilité qui est de l’ordre de la justice naturelle, et c’est au nom de cette responsabilité-là que la commission Kahane s’est prononcée comme elle l’a fait.

Concernant Sabra et Chatila, la conclusion d’Amir Oren, comme de tous les enquêteurs sérieux qui se sont penchés sur les événements, est sans équivoque: aucun Israélien n’a trempé dans le crime – ni directement, ni par l’intermédiaire d’une «ligne de commandement» ainsi que l’affirment nos trois journalistes français. La faute des dirigeants israéliens, écrit-il, fut de ne pas s’être suffisamment interrogés sur les conséquences indirectes d’une situation qu’ils avaient laissé se développer sur le terrain.

Ajoutons, à l’usage des «consciences sélectives», que la faute commise par les Israéliens est moindre – si l’on considère l’implication directe dans les événements, et l’ampleur des massacres – que celles commises par des militaires de diverses nationalités stationnés en Yougoslavie, au Rwanda, ou ailleurs encore. Mais les Israéliens furent les seuls, ou presque, à avoir enquêté sur les manquements commis par leurs propres militaires; et ils sont les seuls, absolument les seuls, à se trouver mis en accusation de ce fait, tandis que les auteurs des massacres ont été exonérés de toute poursuite.

Cela dit, il reste quelques questions sans réponse. D’où Pierre Péan tenait-il ses (fausses) «informations» sur le contenu de l’article d’Amir Oren? Qui lui avait communiqué ces données, et dans quelle intention? Pourquoi Pierre Péan n’a-t-il pas vérifié la véracité de ces données? Pourquoi la rédaction du Monde diplomatique a-t-elle publié cet article, sans rien vérifier elle-même? Et pourquoi MM. Gresh et Vidal se sont-ils obstinés, des années plus tard, à reproduire dans leur livre ces accusations infondées qu’ils avaient diffusées dans leur journal?

La morale

Les accusations du Monde diplomatique sur une prétendue participation israélienne au massacre de Sabra et Chatila ont pour pierre angulaire la fausse citation d’Amir Oren. Nous avons vu ce qu’il en reste. Une autre pièce d’accusation a, elle aussi, disparu de longue date: il s’agit des «preuves» que devait présenter Alain Ménargues. Ces «preuves», annoncées par Pierre Péan dans le même numéro du Monde diplomatique, se sont tout simplement évaporées, comme on le voit dans l’encadré que nous leur consacrons ici.

Aucun rectificatif, cependant, n’a été publié par le mensuel. Au contraire: l’article de septembre 2002, consacré à «la grande révélation d’Alain Ménargues» que serait «la participation directe de soldats israéliens aux massacres», est toujours en ligne sur le site internet du Monde diplomatique. Il y voisine avec l’article contenant la fausse citation d’Amir Oren. Le Monde diplomatique a également décidé de mettre en permanence à la disposition du public, dans le cadre des «Documents» présentés gratuitement sur son site internet, le chapitre du livre Les 100 clés du Proche-Orient intitulé «Sabra et Chatila (massacres de)», contenant la longue citation de Pierre Péan, avec en complément un «lien» dirigeant le lecteur vers le premier article de Pierre Péan, lequel comporte lui-même un «lien» renvoyant vers le deuxième [4]. Le lecteur de bonne foi sera donc porté à croire que ces «informations» sont vraies, puisqu’elles ont été publiées, re-publiées et affichées dans la vitrine internet du journal.

À ce degré d’obstination, il faut que les auteurs soient vraiment persuadés de la nécessité de diffuser la thèse de la culpabilité israélienne. Ils ne sont pas les seuls. La thèse de la «responsabilité directe» des Israéliens dans le massacre est devenue un accessoire indispensable à tout discours antisioniste, où elle alimente une propension bien ancrée à la «nazification» des Israéliens et des Juifs [5].

La morale de cet épisode, s’il en est une, tient à la relativité du jugement moral. Les «consciences sélectives» n’ont toujours pas compris la grandeur qu’il y avait, pour un État d’Israël en pleine guerre, à mettre sur pied une commission d’enquête dont on cherchera en vain l’équivalent dans d’autres pays. Certains militants, aveuglés par leur antisionisme, n’imaginent même pas que des citoyens appartenant à l’élite de la société israélienne aient pu se prononcer en conscience et en équité sur des fautes – fautes par omission, mais fautes quand même – commises par les dirigeants de leur propre nation. Le souci éthique est interprété comme un aveu de culpabilité, la recherche de justice comme une marque de faiblesse.

La «logique» antisioniste est implacable: il faut démontrer que les Israéliens sont coupables, et bien plus encore qu’ils ne le disent eux-mêmes. De la légitime critique d’une politique ou d’un homme, on glisse ainsi vers la recherche systématique de «preuves», même fausses, pour accabler un peuple dans son ensemble. D’où un acharnement dont les effets peuvent être d’autant plus dévastateurs qu’ils renvoient à des préjugés archaïques. Le Juif au couteau entre les dents, violeur de femmes et massacreur d’enfants, étend son ombre maléfique sur le Proche-Orient, et sur le monde.


NOTES


1. Pierre Péan, «Sabra et Chatila, retour sur un massacre», Le Monde diplomatique, septembre 2002.

2. Alain Gresh et Dominique Vidal, Les 100 clés du Proche-Orient, Hachette Littérature, collection «Grand Pluriel», 2006.

3. Édition anglaise: The New A-Z of the Middle East, I. B. Tauris, 2004. Édition espagnole: 100 Claves Para Comprender Oriente Próximo, Ediciones Paidos Iberica, 2005.

4. Voir l’extrait du livre: www.monde-diplomatique.fr/documents/sabraetchatila, et les deux articles: www.monde-diplomatique.fr/2002/09/PEAN/16863, et http://www.monde-diplomatique.fr/2002/09/PEAN/16820.

5. On peut ainsi lire, dans un article de Khalid Amayreh daté du 17 septembre 2007, intitulé «Sabra et Shatila: 25 ans se sont écoulés», récemment publié en français par le «Centre Palestinien d’Information», que «les massacres de réfugiés palestiniens à Sabra et Shatila (…) avaient été méticuleusement préparés et supervisés par l’armée israélienne». Et l’auteur de commenter: «C’était une nouvelle mise en scène d’Auschwitz, avec des Palestiniens impuissants pour victimes, et des Juifs insolents pour malfaiteurs». (Cet article figure sur les sites http://www.palestine-info.cc/fr, http://www.palestine-solidarite.org et http://www.info-palestine.net.)


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TEXTES COMPLÉMENTAIRES («ENCADRÉS»)
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L’étrange «témoignage» de Morris Draper


Dans son article du Monde diplomatique, Pierre Péan cite une émission diffusée par la BBC le 17 juin 2001 qui, dit-il, «a fait progresser la connaissance, notamment grâce au témoignage, difficilement contestable, de M. Morris Draper, l’assistant de M. Habib». Et voici l’essentiel de ce témoignage: «Au rappel des affirmations de M. Sharon qu’il ne pouvait prévoir ce qui est arrivé dans les camps, M. Draper s’est contenté de faire un bref commentaire: “Complètement absurde”.» Puis Pierre Péan cite encore Morris Draper, qui déclarait: «Il ne fait aucun doute que Sharon est responsable [des massacres]; c’est le cas même si d’autres Israéliens doivent partager cette responsabilité.»

Tout cela est fidèlement reproduit dans le livre d’Alain Gresh et Dominique Vidal, qui semblent y accorder une grande importance. Est-il en effet jugement plus «objectif» que celui («difficilement contestable», dit Pierre Péan) du diplomate américain? Voyons cela d’un peu plus près.

Morris Draper (décédé en 2005) était un fonctionnaire du ministère américain des affaires étrangères, arabisant de formation, qui entre 1981 et 1983 fut l’assistant de Philip Habib, envoyé spécial des États-Unis au Moyen-Orient. À ce titre, il était notamment chargé des relations avec les organisations palestiniennes (il contribua ainsi à l’évacuation de Yasser Arafat, au plus fort des combats de 1982) et des négociations avec les Israéliens et les Libanais. Lors des événements de Sabra et Chatila, il était naturellement au tout premier plan.

Le mercredi 15 septembre 1982 à 11h30, c’est Morris Draper qui reçoit du premier ministre Menahem Begin l’information que les forces israéliennes viennent d’entrer dans Beyrouth-Ouest, suite à l’assassinat du président Bachir Gemayel. Le protocole de cette rencontre, annexé au rapport de la commission Kahane, ne signale aucune marque de désaccord de la part du diplomate américain.

Le jeudi 16 septembre au soir, le commandant en chef de Tsahal, Raphaël Eytan, est invité à une réunion spéciale du gouvernement israélien consacrée à la crise libanaise. Dans ses propos – dont la transcription est elle aussi annexée au rapport de la commission Kahane – Raphaël Eytan décrit l’état de «choc» où sont les officiers phalangistes après la mort de leur chef, et le risque d’une vengeance sanglante. Eytan poursuit: «J’ai dit cela à Draper aujourd’hui, et il m’a dit qu’il y a une armée libanaise, etc.»

Le vendredi 17 septembre, le massacre de Sabra et Chatila est en cours et des informations alarmantes commencent à parvenir aux officiers israéliens. Le général Amir Drori, commandant de la région nord de Tsahal, se rend chez le commandant en chef de l’armée libanaise à Beyrouth, pour lui demander d’intervenir. Tsahal, en effet, n’a pas le droit d’entrer dans Sabra et Chatila, et d’ailleurs une telle action risquerait d’aggraver encore les choses. La seule solution est que l’armée régulière du Liban assure l’ordre sur place.

Dans son témoignage devant la commission Kahane, Amir Drori relate son entretien à Beyrouth. On lui a rapporté, dit-il, les propos que Draper a tenus la veille (16 septembre) au commandant de l’armée libanaise, selon lesquels «les Américains sortiraient les Israéliens de Beyrouth», et en conséquence les militaires libanais ne devaient «ni parler [aux Israéliens] ni négocier avec eux». Dans ces jours troublés, l’autorité des Américains est très forte à Beyrouth, et une telle demande est un ordre.

Mais alors, comment faire passer officiellement aux militaires libanais la demande israélienne qu’ils interviennent à Sabra et Chatila? Puisque vous n’avez pas le droit de me parler, dit Drori à son interlocuteur libanais, parlez au moins à Draper. «Il devrait accepter que vous entriez dans les camps, c’est important, le moment est venu.» Peine perdue.

Dans ses conclusions, la commission Kahane est relativement clémente envers Amir Drori. «Il a pris certaines mesures, dit-elle, pour mettre fin aux actions des Phalangistes, et sa responsabilité tient à ce qu’il n’est pas allé plus loin en ce sens.» En revanche, puisque la commission s’est donné pour règle de ne critiquer que le comportement des Israéliens, elle ne porte pas de jugement sur les officiers de l’armée régulière libanaise, qui ont refusé d’intervenir pour mettre fin au massacre, ni sur les diplomates américains.

Concernant ces derniers, cependant, la commission indique: «Il faut noter que, dans des rencontres qu’ils ont eues durant ces journées critiques avec des représentants américains, les représentants israéliens n’ont cessé de leur demander que les États-Unis fassent usage de leur influence afin d’inciter l’armée libanaise à assumer sa fonction de maintien de l’ordre à Beyrouth-Ouest. Mais il ne semble pas que ces demandes aient été suivies d’effet.» Il ne fait aucun doute que c’est Morris Draper qui est ici directement visé.

En clair: si la commission Kahane avait envisagé d’étendre son mandat à d’autres responsables que les Israéliens, Morris Draper aurait été sévèrement blâmé pour avoir fait obstacle, au moment le plus critique, à une intervention libanaise qui aurait pu, sinon empêcher le massacre, du moins le faire cesser. Les choses étant ce qu’elles sont, l’accusation n’a jamais été portée de manière explicite. Et il va de soi que ni les autorités libanaises ni les autorités américaines n’ont enquêté, par la suite, sur ce point pourtant capital.

Lorsque, dans ses propos rapportés par la BBC, Morris Draper dénonçait avec une virulence frappante la «responsabilité» d’Ariel Sharon et «d’autres Israéliens», il pensait surtout à détourner l’attention de sa propre responsabilité dans ces événements. C’est ce que Pierre Péan et, après lui, Alain Gresh et Dominique Vidal appellent un «témoignage difficilement contestable».

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Amir Oren: «La citation de moi faite par Péan est fausse. Et s’il a fait cela délibérément, c’est un menteur»


Spécialiste des affaires militaires et des questions de sécurité nationale, Amir Oren est une des grandes signatures de la presse israélienne. Dans les colonnes du quotidien de gauche Davar, il ne ménagea pas ses critiques à Ariel Sharon. C’est peut-être pour cela que Pierre Péan et, à sa suite, Alain Gresh et Dominique Vidal lui ont attribué des propos qui contiendraient la «preuve» de l’implication directe des Israéliens dans le massacre de Sabra et Chatila. Mais qu’en est-il vraiment? Amir Oren, aujourd’hui membre de la rédaction du quotidien Haaretz, répond aux questions de L’Arche.

La référence à votre article du quotidien Davar daté du 1er juillet 1994, faite dans l’article de Pierre Péan publié par Le Monde diplomatique en septembre 2002, puis dans le livre Les 100 clés du Proche-Orient qui cite longuement ce même article, reflète-t-elle ce que vous avez écrit?

Amir Oren: La citation de moi faite par Péan est fausse. Et s’il a fait cela délibérément, c’est un menteur. Je n’ai jamais écrit les mots que Péan m’attribue.

La commission Kahane a défini les limites de la responsabilité de Sharon dans l’affaire de Sabra et Chatila: elle a considéré qu’il avait fait montre de négligence, et a demandé qu’il quitte ses fonctions en raison de sa responsabilité indirecte. On est très loin, là, d’un plan prémédité qui aurait été exécuté par les Phalanges.

Sharon aurait dû savoir, mais rien ne prouve qu’il ait effectivement su. Et cela était, en soi, suffisamment grave pour causer sa chute.

J’ai couvert la guerre de 1982 (y compris à Beyrouth), la commission Kahane et les retombées du rapport de celle-ci, mais aussi le procès intenté par Sharon à Time, à New York, dans les années 80. Je connaissais parfaitement tous les faits et tous les détails. Je connaissais également l’art qu’avait Sharon de trouver dans un long article la phrase isolée qui lui donnait un prétexte solide et factuel pour exiger une rétractation assortie de dommages et intérêts. Sachant cela, je ne lui aurais jamais donné le plaisir de se précipiter sur une accusation infondée au sujet de Sabra et Chatila.

Plus généralement, les affirmations de Pierre Péan reflètent-elles la vérité historique telle que vous la connaissez? Existe-t-il des informations, dans des documents publiés ou non publiés, attestant d’une présence opérationnelle israélienne à l’intérieur des camps de Sabra et Chatila lors du massacre? Existe-t-il des informations, dans des documents publiés ou non publiés, attestant que des responsables israéliens (au niveau gouvernemental, au sein de l’armée ou dans les services de sécurité) auraient joué un rôle actif dans la planification de ce massacre?

Amir Oren: Les événements ont fait l’objet d’une investigation par les autorités les plus compétentes. Je n’ai rien à y ajouter. La présence des officiers et des soldats de Tsahal à l’extérieur des camps a facilité l’entrée des Forces libanaises dans ces camps. Mais il n’y avait pas de participants israéliens à l’intérieur des camps. Après les événements, des officiers israéliens ont envoyé un bulldozer en renfort, à la demande des Forces libanaises, parce qu’on les avait trompés en demandant leur assistance.

Sharon, Shalom et le commandement de Tsahal avait certainement l’espoir de combattre et d’éliminer les Mourabitoun et d’autres organisations armées (ou terroristes, selon la définition que vous préférez). Il n’a jamais été établi qu’ils auraient planifié des massacres de civils ni coordonné ces massacres avec les Phalangistes, que ce soit avant la mort de Bachir Gemayel ou afin de venger cette mort.

Sharon, Shalom et le commandement de Tsahal avait certainement l’espoir de combattre et d’éliminer les Mourabitoun et d’autres organisations armées (ou terroristes, selon la définition que vous préférez). Il n’a jamais été établi qu’ils auraient planifié des massacres de civils ni coordonné ces massacres avec les Phalangistes, que ce soit avant la mort de Bachir Gemayel ou afin de venger cette mort.

La commission Kahane est allée assez loin, jusqu’à impliquer indirectement Begin – là aussi, pour ce qu’il a ignoré plutôt que pour ce qu’il savait. Elle n’est pas allée jusqu’à demander qu’il quitte ses fonctions de premier ministre, mais elle a indirectement causé son départ: il ne s’est jamais remis de sa dépression et s’est retiré quelque six mois plus tard, pour vivre en reclus. En cela, il a payé non pas pour ce qu’il a fait mais pour ce qu’il a négligé de faire.


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Les «révélations» d’Alain Ménargues

Avec l’article de Pierre Péan, «Sabra et Chatila, retour sur un massacre», Le Monde diplomatique de septembre 2002 publie un autre article du même auteur, intitulé «Une troisième équipe». De quoi s’agit-il? D’un livre à paraître, signé Alain Ménargues, qui, nous dit-on, «est très attendu» et «apporte de nouvelles pièces au dossier d’accusation». De ce fait, le futur livre serait, lisons-nous encore dans Le Monde diplomatique, déjà «très redouté» par les autorités israéliennes.

Si l’on en croit l’article du Monde diplomatique, l’essentiel des révélations d’Alain Ménargues porte sur l’intervention à Sabra et Chatila, dans la journée du 15 septembre 1982, de soldats israéliens membres d’une unité d’élite. Cette équipe, écrit Pierre Péan en citant Alain Ménargues, «aurait abattu soixante-trois Palestiniens» figurant sur une liste préparée à l’avance. Puis les Israéliens seraient repartis, laissant la place à des miliciens de l’Armée du Liban-Sud [ALS: une organisation placée sous la tutelle d’Israël, composée principalement de chiites du Liban-Sud commandés par des officiers chrétiens]. Et c’est ensuite que seraient intervenues les équipes des Forces libanaises.

Pierre Péan commente: «La participation directe de soldats israéliens aux massacres constitue évidemment la grande révélation d’Alain Ménargues». Une «révélation» qui serait le fruit d’«une très longue enquête» menée par ce journaliste, ancien correspondant de Radio France à Beyrouth, qui aurait «eu accès à des masses de documents inédits» et «interrogé de nombreux acteurs militaires israéliens, libanais et palestiniens».

L’annonce par Le Monde diplomatique de la publication de ce «livre dévastateur» (tel est le titre de l’article de Pierre Péan dans l’édition brésilienne du journal) n’est pas un phénomène isolé. Manifestement, en septembre 2002, Alain Ménargues prépare déjà son «plan médias». Il annonce son livre sur les ondes auxquelles il a accès, et mobilise ses relais dans la presse écrite.

Le 14 septembre 2002, le quotidien communiste L’Humanité publie sous le titre «Un massacre soigneusement planifié» une longue interview d’Alain Ménargues par Françoise Germain-Robin. On y trouve, outre les affirmations citées plus haut quant à l’intervention de soldats israéliens («une trentaine»), une déclaration d’Alain Ménargues selon laquelle «c’est bien Ariel Sharon qui a ordonné ces massacres, qui durèrent trois jours». Le 23 septembre, c’est dans l’hebdomadaire Jeune Afrique que Cécile Hennion annonce «le livre-enquête, dont la publication est imminente», un livre qui «pourrait bien apporter un nouvel éclairage sur la tragédie de Sabra et Chatila».

Il faut observer que, dans ces comptes rendus d’un livre à paraître, la confusion est entretenue entre deux thèses attribuées à Alain Ménargues. La première thèse porte sur l’intervention à Sabra et Chatila d’une unité d’élite de l’armée israélienne qui aurait abattu des «cadres» palestiniens désignés à l’avance. La seconde thèse porte sur la «ligne de commandement», pour parler comme Pierre Péan, qui mène aux exécutants du massacre lui-même.

Même si la première thèse était vraie (et, on le verra, Alain Ménargues ne nous donnera aucun motif de le croire), elle s’inscrirait dans la «guerre de l’ombre» que les Israéliens livraient alors à des organisations palestiniennes qui pratiquaient un terrorisme aveugle et se donnaient pour objectif unique la destruction de l’État juif. La seconde thèse, en revanche, concerne l’assassinat indiscriminé de civils, qui est la «marque» de Sabra et Chatila. Confondre les deux plans est peut-être «de bonne guerre» dans le cadre d’une opération propagandiste; mais c’est une démarche malhonnête pour un journal qui se respecte et respecte ses lecteurs.

On observe, par ailleurs, que les affirmations d’Alain Ménargues largement citées par Le Monde diplomatique, par L’Humanité et par Jeune Afrique ne comportent pas l’ombre d’une preuve. Mais à quoi bon, dira-t-on, puisque la parution du livre d’Alain Ménargues est «imminente»? On y trouvera sans nul doute des extraits des très nombreux «documents inédits» auxquels Alain Ménargues a eu accès, ainsi que le compte rendu de ses rencontres avec «de nombreux acteurs militaires israéliens, libanais et palestiniens». Attendons.

On attend donc. On attend, on attend et on ne voit rien venir. Ni le livre, ni les preuves.

C’est deux ans plus tard, à l’été 2004, que paraît un livre d’Alain Ménargues intitulé Les secrets de la guerre du Liban. L’éditeur, Albin Michel, est bien celui qui avait été annoncé. Mais le contenu de l’ouvrage ne répond en rien aux attentes.

En fait, sur les 550 pages du livre, les événements de Sabra et Chatila en occupent exactement 36 – les pages 459 à 494. Le «livre dévastateur» annoncé par Pierre Péan dans Le Monde diplomatique se révèle être un pétard mouillé. Qui plus est, sa parution suscite dans les médias français un silence embarrassé, pour des raisons que nous verrons plus loin. Mais, avant de revenir sur le contenu du livre, il faut dire encore deux mots de la carrière de son auteur.

Le livre Les secrets de la guerre du Liban est imprimé en juin 2004. Fin juillet 2004, Alain Ménargues est nommé directeur de la rédaction de Radio France Internationale (RFI). En septembre 2004 paraît un autre livre sous sa signature: Le Mur de Sharon. Et c’est alors que tout s’écroule. En l’espace de quelques semaines, on découvre que Le Mur de Sharon contient des passages antisémites, dont certains ont été copiés sur des sites internet négationnistes et néo-nazis; Alain Ménargues cause un scandale en allant faire la promotion de son livre sur une radio d’extrême droite; puis, mis en cause par la Société des journalistes de RFI, il tient des propos antisémites qui provoquent son licenciement de la radio [voir notre enquête sur l’affaire Ménargues dans L’Arche n°560, novembre-décembre 2004].

Du coup, Alain Ménargues devient quasiment infréquentable. Il lui reste quelques fidèles: en novembre 2004, il reçoit le «Prix Palestine Mahmoud Hamchari», et par la suite les plus fanatiques des antisionistes continuent à le soutenir. Mais Le Monde diplomatique, qui avait d’abord publié un écho positif sur son dernier livre, se ressaisit. En juillet 2005, au terme d’une longue campagne où certains inconditionnels ont tenté de présenter Alain Ménargues comme une victime du «lobby sioniste», Dominique Vidal signe dans Le Monde diplomatique un article reprochant à l’auteur du Mur de Sharon de faire siennes des «thèses essentialistes» sur le sionisme et le judaïsme qui sont «caractéristiques de la propagande antisémite» et «aussi absurdes que dangereuses». Et quand Alain Ménargues essaiera, avec l’appui de militants pro-palestiniens, de se faire inviter par des groupes locaux de l’Association des amis du Monde diplomatique, c’est la direction de l’association qui diffusera un courrier interne pour couper court à ces tentatives.

Ces péripéties jettent peut-être un éclairage sur les motivations de l’homme qui était présenté dans Le Monde diplomatique comme l’enquêteur providentiel dont le travail «très attendu» apportait «de nouvelles pièces au dossier d’accusation». Mais voyons ce qu’il en est des «nouvelles pièces» que le livre Les secrets de la guerre du Liban était censé contenir.

Le livre, nous l’avons vu, ne traite que très marginalement des événements de Sabra et Chatila: ceux-ci occupent à peine un vingtième de son contenu. En fait, en dépit de son titre, il ne s’agit pas d’une histoire de la guerre du Liban mais d’une histoire des Forces libanaises et de leur chef, Bachir Gemayel. Une histoire racontée du point de vue des amis de Bachir, reposant très largement sur les souvenirs de Fady Frem, qui fut son bras droit puis son successeur à la tête de l’organisation.

Sur un site internet animé par des vétérans des Forces libanaises, où il bénéficie de commentaires très louangeurs, l’ouvrage est présenté comme «écrit par Alain Ménargues et Fady Frem». Il est vrai qu’Alain Ménargues ne prend pas la peine de dissimuler ses liens avec l’ancien dirigeant phalangiste: il multiplie les récits de conversations en tête à tête ou en petit comité, dont l’un des protagonistes est toujours Fady Frem. Et, très significativement, la dernière phrase de l’ouvrage porte sur le «coup de force» par lequel Amine Gemayel, frère et successeur de Bachir, écarta en 1984 Fady Frem du commandement des Forces libanaises.

Prolixe sur le Liban, pays où il a longtemps vécu, et sur les miliciens chrétiens, qu’il a étroitement fréquentés, Alain Ménargues affiche une ignorance phénoménale dès qu’il s’agit d’Israël et des Israéliens. Pour ne retenir que cet exemple, il cite douze fois le nom d’un dirigeant du Mossad qu’il s’obstine à appeler «Admouni». Or Admoni est un patronyme hébraïque assez répandu, qui signifie «roux». La voyelle «o» s’est transformée en «ou», manifestement, lors du passage par la langue arabe. Cette confusion plutôt cocasse est révélatrice d’une démarche générale: faire passer pour le résultat d’une enquête personnelle ce qui est, avant tout, la transcription de textes partisans fournis par des acteurs libanais.

Si Alain Ménargues avait «annoncé la couleur», son livre aurait gagné non seulement en honnêteté mais aussi en valeur. Car, en dépit d’un agaçant procédé journalistique consistant à faire dialoguer les protagonistes comme dans un «docu-fiction» télévisé, il contient des informations dont certaines ne sont pas inintéressantes. C’est ce qui explique sans doute que, dans une des rares recensions favorables dont le livre ait bénéficié, un ancien journaliste libanais y ait vu (Le Monde diplomatique de janvier 2005) un «travail très détaillé conçu comme un grand reportage».

Entre autres choses, Alain Ménargues relate longuement la relation ambiguë que les miliciens chrétiens libanais entretenaient avec les Israéliens, une relation qui reposait sur des convergences d’intérêts souvent localisées et très variables dans le temps. Nous sommes à mille lieues des descriptions simplistes, ou tout bonnement caricaturales, que l’on trouve sous les plumes de Pierre Péan et d’Alain Gresh.

La nature apologétique du livre explique la thèse défendue dans le bref chapitre concernant le massacre de Sabra et Chatila. Selon lui, les auteurs du massacre ne seraient pas des miliciens appartenant aux unités régulières des Forces libanaises mais des «marginaux», des jeunes gens issus pour la plupart «de couches sociales défavorisées», qui «n’avaient pu se plier au carcan de la discipline militaire imposée par Bachir à partir de 1980». Ces jeunes gens, Élie Hobeika, chef des services de renseignements des Forces libanaises, «les avait pris sous sa coupe et en avait fait son unité d’intervention». C’est eux qu’il envoya dans Sabra et Chatila, où ils se déchaînèrent (dans le livre d’Alain Ménargues, le récit du massacre lui-même tient en quelques lignes).

On note au passage que cette thèse contredit absolument celle – défendue par MM. Péan, Gresh et Vidal – selon laquelle le massacre de Sabra et Chatila résulterait d’une décision prise par une «ligne de commandement» au sommet de laquelle se trouveraient les Israéliens. La journaliste de L’Humanité, interviewant Alain Ménargues en 2002, intitulait son article «Un massacre soigneusement planifié». Or le livre dit exactement le contraire.

Si l’on en croit Alain Ménargues, les Phalangistes auteurs du massacre n’auraient pas exécuté les ordres des Israéliens via le commandement phalangiste. En fait, ils n’auraient même pas exécuté les ordres de leur propre commandement. Il s’agirait de leur part d’une éruption de violence spontanée, analogue à celles dont les factions rivales étaient coutumières depuis le début de la guerre civile au Liban.

Alors, pourquoi ces effets d’annonce, deux ans avant la parution du livre? Pourquoi avoir communiqué à Pierre Péan des passages du livre à venir annonçant la «grande révélation» que serait, selon l’article du Monde diplomatique, «la participation directe de soldats israéliens aux massacres»? Ici, il faut prendre en compte les intentions apologétiques d’Alain Ménargues, biographe de Bachir Gemayel et Fady Frem.

Ayant attribué le massacre de Sabra et Chatila à des «marginaux», il comprend que cette présentation des choses ne suffit pas à absoudre les Forces libanaises. Car c’est bien Élie Hobeika qui, sur son téléphone de campagne, donnait des instructions à ses hommes opérant dans Sabra et Chatila. Alain Ménargues ne le nie pas; il cite même, sur ce point, le rapport de la commission Kahane. Or, quels qu’aient été les hauts et les bas dans les relations entre Élie Hobeika et Fady Frem, ils figuraient tous deux au premier rang des dirigeants phalangistes. Et ils ont toujours, l’un comme l’autre, refusé de dénoncer les auteurs du massacre.

D’où la nécessité d’incriminer les Israéliens, en leur attribuant une intervention «ciblée» qui, bien que ne relevant pas du massacre des populations civiles, permettrait de diluer les responsabilités. C’est là qu’apparaît le commando israélien, qui aurait exécuté «soixante-trois Palestiniens» le mercredi 15 septembre 1982, c’est-à-dire la veille du jour où commença le massacre. Les atrocités commises par les «marginaux» des Forces libanaises sont ainsi relativisées, ravalées au niveau d’actions de rétorsion dans le cadre d’une guerre sanguinaire.

Tout cela tient en deux pages du livre, imprimées en gros caractères. Le contenu de ces deux pages est identique, mot pour mot, aux «extraits» publiés deux ans auparavant dans Le Monde diplomatique, L’Humanité et Jeune Afrique – à l’exception notable des affirmations sur «la participation directe de soldats israéliens aux massacres» à partir du jeudi 16 septembre au soir, et sur le fait qu’il s’agirait là d’«un massacre soigneusement planifié», affirmations qui ont disparu comme par enchantement. Le reste y est. Mais sous forme d’affirmations, sans plus. Pas un témoignage, pas un document, pas une citation. Rien.

Où sont donc les «masses de documents inédits» annoncées par Pierre Péan dans Le Monde diplomatique de septembre 2002? Nulle part. À l’appui de ses assertions, Alain Ménargues ne cite pas un commencement de «preuve». Mais il sait que la mise en accusation des Israéliens peut se passer de preuves.

Emporté par son enthousiasme, Alain Ménargues a écrit ensuite un livre de trop et prononcé quelques phrases de trop. Il en a payé le prix. Nul ne lui a demandé, cependant, de rendre compte des accusations que des journalistes ont portées en son nom. Il est vrai que nul n’a demandé de comptes à ces journalistes eux-mêmes.

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Ariel Sharon contre l’hebdomadaire «Time»

Le 21 février 1983, le grand hebdomadaire américain Time publie un article de son journaliste William E. Smith, portant sur le rapport de la commission Kahane. Après avoir cité les hommages rendus, à cette occasion, à la démocratie israélienne (par exemple, le ministre français de l’intérieur, le socialiste Gaston Defferre: «Ce rapport est à l’honneur d’Israël. Il donne au monde une nouvelle leçon de démocratie»), l’article rend longuement compte de ce document de 115 pages reposant, est-il précisé, sur l’audition de 58 témoins et sur les dépositions écrites de 163 autres.

Puis l’article de Time évoque une annexe au rapport, «l’annexe B», qui n’a pas été publiée «principalement pour des raisons de sécurité». L’hebdomadaire croit savoir que cette annexe «contient également des informations détaillées sur la visite rendue par Sharon à la famille Gemayel, le jour suivant l’assassinat de Bachir Gemayel». Et il ajoute: «Sharon aurait dit aux Gemayel que l’armée israélienne entrerait à Beyrouth-Ouest, et qu’il attendait des forces chrétiennes qu’elles entrent dans les camps de réfugiés palestiniens. Sharon aurait également discuté avec les Gemayel de la nécessité pour les Phalangistes de venger l’assassinat de Bachir, mais les détails de la conversation ne sont pas connus.»

Cette dernière phrase – en fait, une demi-phrase sur un article de huit pages – suscita de la part d’Ariel Sharon une réaction immédiate. Quelques jours après la parution du journal, il intenta une action en justice.

Certes, les accusations portées contre Sharon dans cette demi-phrase étaient infiniment moins graves que celles portées ultérieurement par Pierre Péan dans Le Monde diplomatique, et à sa suite par Alain Gresh et Dominique Vidal dans leur livre. L’auteur de l’article de Time n’affirmait pas que Sharon aurait ordonné le massacre, ni même qu’il en aurait été informé à l’avance. Il était seulement dit – et au conditionnel – qu’il aurait parlé de «vengeance» avec les Gemayel. Mais cela suffisait à jeter un doute, et c’est ce que Sharon, encore sous le coup du jugement porté par la commission Kahane, ne pouvait supporter.

La première plainte pour diffamation fut déposée par Sharon devant la justice israélienne; elle visait la société éditrice de Time International. Quelques mois plus tard, en juin 1983, Sharon y ajouta une deuxième action en justice, basée à New York celle-là, contre la société mère. En effet, disaient ses avocats, c’est sur le territoire américain que Sharon entendait faire reconnaître la fausseté des accusations portées contre lui.

Sharon ne niait pas avoir rencontré les Gemayel, à qui il avait rendu une visite de condoléances après l’assassinat de Bachir Gemayel. Mais il niait avoir parlé avec eux de «vengeance», et reprochait à Time de l’avoir implicitement accusé d’incitation au massacre. En réponse, les avocats de Time déclarèrent que le journal n’avait porté aucune accusation de ce genre. Si Sharon avait parlé avec les Gemayel de «vengeance», dirent-ils, la seule conclusion qu’on pouvait en tirer était celle formulée par la commission Kahane, c’est-à-dire que Sharon aurait dû comprendre le danger qu’il y avait «à envoyer les miliciens seuls dans les camps, sans la supervision des forces israéliennes».

Observons que l’hebdomadaire américain, engagé dans un combat judiciaire pour défendre sa réputation, était intéressé à dénicher toute information impliquant Ariel Sharon (ou les militaires israéliens, qui étaient sous son autorité au moment des faits) dans le massacre de Sabra et Chatila. La procédure étant longue, les enquêteurs de Time avaient pour cela beaucoup de temps. Mais ils ne trouvèrent manifestement rien.

Le paragraphe contesté, dans l’article publié par le journal en 1983, reposait sur un mémorandum interne à la rédaction, écrit par le correspondant du journal à Jérusalem, David Halevy, sur la base d’une information communiquée par une «source» non identifiée qui serait un officier des renseignements israéliens. Dans son mémorandum interne, Halevy écrivait que Sharon avait «donné aux Gemayel le sentiment, après avoir entendu leurs questions, qu’il comprenait leur besoin de venger l’assassinat de Bachir». Or l’article publié dans Time affirmait que Sharon avait «discuté avec les Gemayel» de ce besoin de vengeance, ce qui supposait un dialogue au cours duquel Sharon lui-même aurait parlé de vengeance.

David Halevy, en tant qu’employé de Time, ne pouvait évidemment pas contredire publiquement la manière dont le rédacteur du journal avait présenté le contenu de son propre mémorandum. Cependant, quand il fut appelé à témoigner au procès, il souligna que, selon sa «source», Sharon ne s’était pas exprimé par des mots mais seulement par un «langage corporel».

Dans son témoignage au procès, le directeur de la rédaction de Time, Ray Cave, affirma qu’il croyait toujours que le contenu de l’article était authentique. Mais quand on lui demanda si, à son avis, la commission Kahane avait des raison de croire que Sharon avait prévu le massacre, il répondit par la négative. «Je crois que si [Sharon] avait [prévu le massacre], cela l’aurait horrifié et il l’aurait aussitôt empêché», ajouta le journaliste américain (Time, 31 décembre 1984).

Afin de prouver la bonne foi du journal, les avocats de Time avaient demandé à prendre connaissance de l’annexe B du rapport de la commission Kahane, où – selon l’article incriminé – figurait le compte rendu de la rencontre entre Sharon et les Gemayel. Ils avaient demandé aussi à faire témoigner devant le tribunal américain des officiers supérieurs de Tsahal, demande rejetée par le gouvernement israélien au nom de la sécurité nationale. Finalement, un accord fut conclu en janvier 1985, aux termes duquel les représentants de Time et de Sharon pourraient consulter la fameuse annexe B, ainsi que les documents s’y rattachant, en présence du président de la commission Kahane.

La rencontre eut lieu le 6 janvier 1985, à Jérusalem. Le juge Kahane présenta aux avocats le texte de l’annexe B ainsi que les autres documents, et il répondit à leurs questions. Sur le point essentiel de la controverse, sa réponse – rendue publique par la suite – fut qu’il n’y avait dans les travaux de la commission qui portait son nom, que ce fût dans l’annexe B ou dans d’autres documents, «aucune preuve ni aucune indication» selon laquelle Sharon aurait parlé de «vengeance» avec les dirigeants phalangistes.

À la suite de cette vérification, Time publia dans son édition du 21 janvier 1985 une rétractation où on lisait: «L’annexe B ne contient aucune information supplémentaire sur la visite de Sharon à la famille Gemayel. Time regrette cette erreur.»

Cependant, le procès était toujours en cours et le journal ne pouvait lâcher prise entièrement, au risque de se voir condamner. Il ajouta donc à sa rétractation une remarque, sur le fait que les autorités israéliennes n’avaient pas permis à ses avocats de consulter le texte original des dépositions faites par les témoins devant la commission Kahane (ces dépositions étant couvertes par le «secret défense»). Time déclara donc maintenir «la substance» du paragraphe litigieux, c’est-à-dire que Sharon aurait parlé de vengeance avec la famille Gemayel, «les détails de cette conversation n’étant pas connus». Cependant, écrivait Time dans un texte manifestement rédigé par ses conseils juridiques, le journal «n’a jamais dit que Sharon avait l’intention que les Phalangistes commettent un massacre, ni qu’il avait encouragé un tel massacre».

Aux termes de la loi américaine, Time ne pouvait être condamné pour diffamation que si la preuve était apportée, non seulement que les faits rapportés par lui étaient faux, mais encore qu’il en avait conscience ou aurait dû en avoir conscience au moment de la publication. Afin d’éviter toute confusion, les jurés durent ainsi répondre successivement à trois questions.

La première question posée aux jurés était: le paragraphe incriminé affirme-t-il qu’Ariel Sharon avait «sciemment voulu» que les Phalangistes tuent des non-combattants dans les camps? La réponse fut: oui. À ce stade des délibérations, le directeur de la rédaction de Time, Ray Cave, déclara que les jurés avaient mal lu l’article, et (selon Time, en date du 28 janvier 1985) «souligna encore une fois que ce passage n’avait en rien accusé Sharon de responsabilité dans le massacre».

Deuxième question: l’affirmation que Sharon aurait discuté de vengeance avec les Phalangistes est-elle fausse? La réponse, encore une fois, fut: oui.

Restait la question critique, celle de l’intention de nuire: le journal, en publiant ce paragraphe, avait-il «pleinement conscience» de sa fausseté? Le 28 janvier 1985, le jury répondit par la négative.

Time échappait donc à la condamnation. Cependant, le jury obtint l’autorisation d’ajouter à sa décision un commentaire, sous forme d’une déclaration lue par son président au terme du procès: «Nous sommes parvenus à la conclusion que certains employés de Time, particulièrement le correspondant David Halevy, ont fait montre de négligence et de légèreté dans la transmission et la vérification de l’information qui, en fin de compte, a abouti au paragraphe publié».

Techniquement, le journal avait évité une condamnation assortie de lourds dommages et intérêts. Mais Ariel Sharon avait remporté une victoire politique, puisqu’il avait été lavé – aux dires, même, de la rédaction de Time – de toute accusation d’avoir voulu, provoqué ou encouragé le massacre de Sabra et Chatila. Et la réputation de l’hebdomadaire avait été entachée par toute l’affaire.

Un an plus tard, le 23 janvier 1986, Ariel Sharon et Time annoncèrent qu’ils étaient parvenus à un accord mettant fin aux poursuites intentées par Sharon devant un tribunal israélien.

Le journaliste David Halevy quitta Time deux ans après le procès. Dans une interview publiée le 23 octobre 1998 par le quotidien israélien Maariv, il devait déclarer qu’au moment des faits il avait été influencé par une campagne visant Sharon, et que lui-même n’avait pas vérifié jusqu’au bout l’information contenue dans son mémorandum.