Obama, McCain et les Juifs

Une enquête de la rédaction de «L’Arche»


Dossier paru dans L’Arche n°605 (octobre 2008).



«Petits-enfants juifs pour Obama»: ainsi se définissent-ils. Et leur annonce ajoute: «Nous sommes vos enfants et vos petits-enfants. Nous sommes pro-israéliens. Et nous soutenons Barack Obama.» Sur leur site internet, de conception manifestement artisanale, une photo de famille avec des jeunes enfants est accompagnée de l’appel: «Écrivez à votre Bubbe [“grand-mère”, en yiddish] pour Barack et Biden.»

Le message militant est sans ambiguïté. Il s’adresse aux seniors de la communauté juive pour qu’ils n’aient pas peur de voter en faveur du candidat démocrate.

Pourquoi une telle mobilisation? Une autre annonce, venue du camp d’en face, l’explique. «Barack Obama vous inquiète? Vous avez des raisons.» Et le texte, diffusé par la Republican Jewish Coalition, affirme: «L’histoire a montré qu’une politique étrangère faible et naïve a eu des conséquences tragiques pour le peuple juif.» Les Juifs républicains diffusent également un portrait de John McCain, accompagné de propos louangeurs (mais évidemment non datés) signé de personnalités démocrates: Hillary Clinton, John Kerry, et l’élu juif new-yorkais Chuck Schumer.

Ces messages contradictoires ont un même point de départ: d’habitude, les Juifs américains votent pour le candidat démocrate, mais la candidature Obama suscite un certain flottement. Les Juifs démocrates s’efforcent donc de resserrer les rangs, tandis que les Juifs républicains veulent profiter du trouble pour gagner des électeurs à McCain. Et, ici comme là, le lien à Israël joue un rôle central dans l’argumentation. Pourtant [voir encadré], si la plupart des Juifs sont très attachés à Israël, ils ne considèrent pas que ce soit là un sujet de débat dans la campagne présidentielle.

Que se passe-t-il donc? Pour bien le comprendre, il faut partir d’une donnée de base qui est la relation historique des Juifs américains au parti démocrate. Selon les données dont on dispose [1], les Juifs ont voté majoritairement démocrate à toutes les élections depuis le début du vingtième siècle (la seule exception est l’élection de 1920, mais c’est parce qu’une partie des votes juifs sont allés au candidat socialiste Eugene Debs).

La proportion était parfois écrasante: Franklin D. Roosevelt a reçu entre 82% et 90% des voix juives aux élections présidentielles où il s’est présenté; Harry Truman, 75%; John F. Kennedy, 82%; et Lyndon Johnson, 90%. Même un démocrate impopulaire chez les Juifs comme Jimmy Carter (c’était bien avant ses propos contre Israël) a conservé, aux élections de 1980, une légère avance sur Ronald Reagan au sein de l’électorat juif (45% contre 39%).

L’alliance entre les Juifs et le parti démocrate est enracinée dans l’histoire américaine du siècle écoulé. Une histoire où le syndicalisme ouvrier, la lutte contre les discriminations et la défense des droits de l’homme ont uni des individus très divers par leurs origines et leurs croyances mais partageant – comme le montre bien le roman de Philip Roth Le complot contre l’Amérique – une aspiration à la justice et à la liberté. Certes, les démocrates du sud des États-Unis n’adhéraient pas toujours, il s’en faut, à ces valeurs. Mais dans les zones de fort peuplement juif, les relations avec le parti démocrate étaient le plus souvent chaleureuses.

Dans les années plus récentes, aussi, le vote juif est resté massivement démocrate. Bill Clinton a reçu 80% des voix juives en 1992, et 78% en 1996; et les deux adversaires démocrates de George W. Bush ont reçu respectivement 79% (Al Gore, en 2000) et 76% (John Kerry, en 2004) des voix juives. Si l’on considère que même George Bush, pourtant identifié comme résolument pro-israélien, obtint à peine le quart des suffrages juifs en 2004, on mesure le chemin qu’il reste à faire pour les amis de John McCain.

Les démocrates juifs pourraient donc dormir sur leurs deux oreilles, dans l’attente de l’élection présidentielle du 4 novembre 2008. N’était le «problème Obama».

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Si Hillary Clinton avait emporté la palme lors des primaires démocrates, il est certain que son score à l’élection présidentielle aurait été semblable à celui atteint naguère par son mari. Car les Clinton, les Juifs savent qui ils sont et où les situer. Barack Obama, lui, est un homme politique venu d’ailleurs. Pas seulement à cause de sa couleur de peau; à cause, aussi, de son parcours atypique. C’est cela qui fait son charme auprès d’une bonne part de l’électorat américain, et qui lui vaut la sympathie d’une majorité des jeunes (y compris chez les jeunes Juifs). Mais les Juifs les plus âgés sont encore nombreux, semble-t-il, à s’interroger. Qui est cet Obama, quelles sont ses racines intellectuelles, quel rapport émotionnel entretient-il avec les Juifs? Ils ne le savent pas vraiment.

Tout ne tient pas à la seule personnalité d’Obama. Il a en John McCain un adversaire de taille.

En dépit de son caractère changeant et de ses prises de position parfois déconcertantes – y compris au sujet du conflit au Proche-Orient –, John McCain a dans l’électorat juif une image très positive. Son indépendance d’esprit lui a fait endosser certaines des positions «progressistes» sur les questions de société qui sont traditionnellement défendues par les Juifs et leurs organisations (c’est d’ailleurs afin de répondre au malaise des républicains les plus conservateurs qu’il a choisi Sarah Palin pour colistière, et ce choix a été mal vu par la majorité des Juifs, pour les mêmes raisons). Sa politique extérieure «activiste» est perçue comme une garantie pour la sécurité de l’État d’Israël. John McCain a, enfin, le soutien de Joe Lieberman, Juif orthodoxe, ancien colistier d’Al Gore contre George Bush, et aujourd’hui sénateur «démocrate indépendant». Autant de facteurs qui en font un meilleur candidat, aux yeux des Juifs, que bien d’anciens candidats républicains pour qui ils n’ont pas voté dans le passé.

Si l’on en croit les sondages réalisés auprès des électeurs juifs américains, le rapport des forces entre Obama et McCain s’est stabilisé très tôt dans la campagne. En avril 2008, un sondage Gallup indiquait que 61% des Juifs avaient l’intention de voter pour Obama, et 32% pour McCain. Un autre sondage, réalisé entre fin juin et début juillet 2008 pour l’organisation pro-israélienne de gauche J Street, donnait à Obama 62% des voix juives, contre 32% à McCain. Enfin, en septembre 2008, un sondage pour l’American Jewish Committee crédite Barack Obama de 57% des intentions de vote chez les Juifs, contre 30% à John McCain. Compte tenu des abstentions, les proportions sont inchangées. En gros, pour un Juif qui préfère McCain, deux Juifs préfèrent Obama.

La préférence juive pour les démocrates semble donc confirmée. Mais à un niveau qui n’a jamais été aussi bas depuis l’époque de Jimmy Carter. L’association des républicains juifs (la Republican Jewish Coalition, connue sous ses initiales RJC) s’en réjouit, et annonce déjà un score historique pour John McCain.

C’est un fait que le vote juif en faveur des candidats républicains à la présidence est en progression régulière sur les quatre dernières élections: 11% pour George Bush (père) en 1992, 16% pour Bob Dole en 1996, 19% pour George Bush (fils) en 2000 et 24% pour Bush en 2004. Mais il s’agit là d’une lente remontée plutôt que d’une ascension fulgurante, si l’on se souvient qu’en 1972 Richard Nixon avait été réélu avec 35% des voix juives, que Ronald Reagan avait obtenu 39% des voix juives en 1980 (c’était, il est vrai, contre l’impopulaire Jimmy Carter) puis 31% en 1984, et qu’en 1988 George Bush (père) reçut 35% des voix juives. La rupture entre l’électorat juif et le parti républicain se manifesta aux élections de 1992, où seuls 11% des électeurs juifs soutinrent la réélection de George Bush (père), soit moins du tiers de ceux qui avaient voté pour lui quatre ans plus tôt. Entre-temps, Bush s’était acquis une réputation d’hostilité envers les Juifs envers l’État d’Israël – une réputation illustrée par ses remarques en public sur le poids présumé du lobby juif, et par le propos que son secrétaire d’État, James Baker, aurait tenu dans une conversation privée: «Que les Juifs aillent se faire voir [en anglais dans le texte:
Fuck the Jews], de toute façon ils ne votent pas pour nous». Il est vrai aussi qu’en 1992 le candidat démocrate était Bill Clinton, dont la personnalité chaleureuse séduisit de nombreux électeurs juifs. Bref, la prédiction de James Baker se réalisa, les Juifs ne votèrent pas pour Bush, et depuis lors les candidats républicains ne font que remonter la pente.

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Mais, dira-t-on, en quoi les états d’âme des Juifs ont-ils de l’importance, sauf pour les lecteurs de
L’Arche et quelques autres passionnés des affaires juives? Après tout, les Juifs constituent moins de 2% de la population américaine. Certes, les états-majors des deux principaux candidats emploient des experts qui sondent inlassablement les diverses catégories de la population américaine afin de déterminer pour chacune d’elles l’argument qui fera peut-être la différence le jour de l’élection présidentielle. Cela s’applique aux femmes et aux Noirs, aux retraités et aux chasseurs, aux protestants et aux homosexuels, et aussi aux Juifs. Mais le vote juif occupe dans les discours et les commentaires une place démesurée.

C’est un fait que les Juifs intéressent des tas de gens. Les antisémites, les philosémites… et, bien sûr, les Juifs eux-mêmes. Dans le jargon journalistique américain: «Jews are news». Un journal qui titre en Une «Pourquoi les Juifs ont peur d’Obama», ou encore «Des Juifs démocrates vont voter McCain», s’attire plus sûrement l’intérêt des lecteurs que s’il parlait d’une autre communauté. Mais jamais ce phénomène n’a pris l’ampleur qu’il a eue au cours de la présente campagne.

Cela tient en partie à la présence, aux États-Unis comme ailleurs, du fantasme selon lequel un «pouvoir juif» régenterait la vie politique nationale. Deux universitaires américains, Walt et Mearsheimer, ont même donné une nouvelle jeunesse à ce fantasme, dans un livre récent sur les méfaits du «lobby israélien».

Qui dit «lobby» pense d’abord à l’argent. Et, effectivement, l’argent est un facteur de poids dans une élection présidentielle américaine, car une campagne à l’échelle des États-Unis est très chère.

Cependant, le poids relatif des donateurs juifs est bien moindre que ce que certains croient; les autres catégories de donateurs (industries diverses, retraités, syndicats, communautés chrétiennes, etc.) les surclassent de très loin. Qui plus est, à l’ère de l’internet, la possibilité de multiplier les petites cotisations offre aux candidats des perspectives intéressantes, dont Obama fut le premier à tirer un réel profit. Les gros donateurs jouent un rôle lors du démarrage d’une campagne, surtout dans la phase des «primaires». Dans la dernière ligne droite, où le candidat démocrate et le candidat républicain obtiennent des soutiens de tous côtés, les contributions des Juifs ont tendance à se noyer dans la masse.

Autre forme du «pouvoir juif», à peine moins fantasmatique que la précédente: le rôle des Juifs dans la vie politique. Là aussi, il y a une part de vérité. Des Juifs (nous disons bien «des Juifs» et non «les Juifs», ce qui est une expression dépourvue de tout sens autre qu’un sens antisémite) jouent un rôle non négligeable dans les universités, les médias, etc. Ils ne se contentent pas de voter: ils militent, ils appellent à voter.

Pour autant, cette fonction de «prescripteurs» que peuvent avoir certains Juifs ne se traduit pas par un engagement global en faveur d’un candidat ou d’une cause. On sait qu’ils ont le cœur plus à gauche que la moyenne de leurs compatriotes, et qu’ils se soucient davantage de la sécurité de l’État d’Israël. Cela ne suffit pas pour faire d’eux des acteurs privilégiés de l’élection présidentielle, sauf si l’on croit avec les journalistes que
Jews are news ou si l’on croit avec Walt et Mearsheimer que les Juifs dirigent le monde.

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Reste le «vote juif», le vrai, celui qui s’exprime dans les urnes. Ici, il nous faut tempérer un peu ce que nous avons dit au sujet du poids modeste de l’électorat juif.

Les Juifs constituent, en effet, un peu moins de 2% de la population des États-Unis. Mais, comme ils sont plus âgés que la moyenne, le pourcentage des Juifs est plus élevé au sein de la population adulte. Et, surtout, ils sont connus pour participer davantage aux élections que les Américains en général; dans un pays où l’abstentionnisme est traditionnellement important (aux présidentielles de 2004, moins de 57% des inscrits ont pris part au scrutin), cela n’est pas négligeable. Au total, on considère qu’au sein de l’électorat effectif la part des Juifs est plutôt de l’ordre de 3%, voire 4%.

Trois ou quatre pour cent de l’électorat, dira-t-on, ce n’est toujours pas énorme. Cependant, le mode de scrutin en vigueur pour l’élection présidentielle américaine donne aux minorités un poids plus important qu’il n’y paraît à première vue.

Les Américains, en effet, ne désignent pas leur président au scrutin universel direct, comme le font les Français. Le jour de l’élection ils choisissent, État par État, des «grands électeurs» identifiés à tel ou tel candidat national. Et c’est le vote de ces grands électeurs qui détermine le futur président.

Quelle différence cela fait-il? La différence tient à ce que, dans presque tous les États (sauf deux, le Maine et le Nebraska), les sièges de grands électeurs sont attribués non pas proportionnellement aux suffrages des citoyens mais en bloc: le candidat arrivé en tête rafle tous les sièges de grands électeurs. C’est ce que les Américains appellent le système du
winner takes all, «le gagnant emporte tout».

Il est des États où l’un des deux grands partis jouit traditionnellement d’une nette prédominance. Ce sont les États dits «bleus» (démocrates) ou «rouges» (républicains). D’autres États, en revanche, surnommés les swing states, «les États à bascule», pencheront à la dernière minute d’un côté ou de l’autre. Dans ces États, le système du winner takes all a pour conséquence qu’un léger déplacement des voix peut faire basculer la totalité des grands électeurs et, par là, déterminer le choix du président des États-Unis.

Ce n’est pas un cas d’école. Tout le monde se souvient de l’élection présidentielle de novembre 2000, où l’issue de la compétition entre George Bush et Al Gore dépendait en fin de compte des résultats d’un seul État, la Floride. À l’intérieur de cet État le résultat était si serré (du fait, notamment, d’erreurs techniques à Palm Beach) qu’il a fallu deux nouveaux décomptes des voix, et un feuilleton juridique qui dura un mois, pour que George Bush soit déclaré vainqueur en Floride et par voie de conséquence au plan national, bien qu’il ait reçu moins de suffrages populaires que son adversaire.

Ainsi, des minorités votant dans un sens ou dans l’autre à l’intérieur d’un État peuvent être investies d’un poids considérable au niveau de cet État et, par suite, au niveau fédéral. Voilà pourquoi les états-majors des candidats surveillent l’évolution des «minorités agissantes» dont dépendra, peut-être, l’issue du scrutin. L’objectif pour les candidats, dans la dernière phase de la campagne, est certes de convaincre le plus grand nombre; mais il est aussi de ne pas s’aliéner des secteurs de la population dont le passage à l’adversaire, dans l’un de ces fameux
swing states, serait potentiellement désastreux.

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Nous en venons donc au vote de la minorité juive.

Quatre États américains – les États de New York, du New Jersey, de Californie et de Floride – contiennent ensemble plus de la moitié de la population juive américaine. C’est là que la minorité juive a le plus de chance d’influer, électoralement parlant. Cependant, les trois premiers sont considérés comme «sûrs» pour le parti démocrate, bien qu’avec quelques réserves concernant le New Jersey; le vote des Juifs ne devrait donc pas y avoir un effet déterminant. Le cas de la Floride, en revanche, est incertain: elle pencherait plutôt pour McCain, sans que la partie soit gagnée d’avance pour celui-ci.

La Floride sera-t-elle à nouveau, le 4 novembre 2008, un lieu critique de l’affrontement entre les deux candidats, et dans ce cas la population juive locale aura-t-elle un poids significatif? Ce n’est pas impossible. En 2004, à la différence de ce qui s’était produit quatre ans auparavant, George Bush n’avait pas eu trop de mal à gagner la Floride. Si Barack Obama veut inverser cette année la tendance, il aura besoin de tous les votes démocrates.

En Floride, les Juifs représentent près de 4% de la population et au moins 5% de l’électorat. On compte parmi eux beaucoup de personnes âgées qui ont choisi de passer leur retraite dans cet État ensoleillé. Or ce sont là les Juifs sur lesquels la campagne anti-Obama a le plus d’effet. Bien qu’ils aient pour la plupart toujours voté démocrate, ils sont mal à l’aise avec un candidat dont ils ne savent pas s’il défendra vraiment les causes qu’ils ont à cœur, à commencer par la cause d’Israël.

Pour l’emporter en Floride, Obama devra éviter à tout prix une forte «migration» des électeurs démocrates juifs de Floride vers le camp McCain. Ce n’est donc pas un hasard si, pour s’adresser directement à ce secteur de l’électorat, les partisans juifs de Barack Obama ont créé un groupe nommé Bubbes for Obama («Les grands-mères pour Obama») ayant pour objectif d’inciter les jeunes Juifs à faire pression sur leurs aînés afin qu’ils votent Obama. Plus explicite encore, une organisation nommée The Great Schlep (un mélange d’anglais et de yiddish, signifiant à peu près «le grand déplacement», avec une tonalité ironique) appelle les jeunes Juifs à se rendre en Floride pour veiller à ce que les seniors juifs de cet État choisissent le candidat démocrate.

Une des comédiennes les plus connues de la télévision américaine, Sarah Silverman, a enregistré une vidéo, qui a aussitôt fait un malheur sur internet, où elle expliquait combien il était important de veiller à ce que les grands-parents votent «bien» (en précisant que Barack Obama est «pour Israël»). Dans la vidéo, une affiche d’Obama voisinait avec l’emblème du Great Schlep: une carte des États-Unis sur laquelle des flèches venues d’un peu partout pointaient vers la Floride.

Le cas de la Floride est le plus visible. Il en est d’autres. Dans le Nevada, où McCain est crédité d’une faible avance, les Juifs constituent quelque 3% de la population. Même ordre de grandeur en Pennsylvanie, où c’est Obama qui semble avoir une légère avance. Quant à l’Ohio, qui est souvent considéré comme le prototype du swing state, il compte environ 1,5% d’habitants juifs, tout comme la Virginie et le Colorado. Autant d’États dans lesquels les Juifs, compte tenu de leur forte participation électorale, peuvent faire pencher la balance au moment décisif.

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Ici s’explique le paradoxe apparent selon lequel, d’une part les sondages nous indiquent que les Juifs se déterminent en fonction des grandes questions concernant tous les Américains, et d’autre part les militants – démocrates ou républicains – veulent influer sur le vote des Juifs en privilégiant la question d’Israël. L’explication est simple. Ce qui compte, au moment décisif, n’est pas le vote de la plupart des électeurs qui ont de toute façon fait leur choix. Ce qui compte, ce sont les électeurs qui peuvent basculer.

En somme: il y a des
swing electors, comme il y a des swing states. Si l’on considère que l’élection peut se jouer à la marge, ces électeurs-là font l’objet de toutes les attentions. Or la raison pour laquelle un couple de Juifs new-yorkais ayant pris sa retraite à Miami peut décider soudain de voter McCain, bien qu’il ait de tout temps voté démocrate, ne tient pas au programme économique ou social des deux candidats. Sur ce plan, rien de nouveau sous le soleil de Floride: si l’on a voté jadis pour Kennedy et pour Clinton, on n’a pas de raisons de ne pas voter pour Obama. En revanche, il est probable que les discours incendiaires de Mahmoud Ahmadinejad font frémir nos deux retraités, et qu’ils s’inquiètent de la fermeté du futur président des États-Unis face à un Iran doté de l’arme atomique.

Certes, Barack Obama a, dès avant son élection au Sénat en 2004, clairement énoncé qu’un Iran nucléaire était intolérable et qu’une action militaire américaine n’était pas exclue – un engagement réitéré à de nombreuses reprises. Mais il a ajouté un bémol: il faut d’abord donner sa chance à la diplomatie.

Au-delà de la question de principe («Faut-il ou non parler avec l’Iran d’Ahmadinejad?»), ce que craignent les amis d’Israël est qu’une administration Obama se laisse enfermer par les Iraniens dans une série de rencontres sans fin, dont l’Iran tirerait profit pour poursuivre son programme nucléaire à un rythme accéléré. Au bout du compte, la «bombe iranienne» serait présentée comme un fait accompli avec lequel les Américains et leurs alliés européens devraient désormais composer. La «naïveté» (le mot figure à maintes reprises dans les communiqués des Juifs républicains) de Barack Obama en matière de relations internationales aurait donc des effets catastrophiques.

Les partisans d’Obama ne restent pas en compte. D’abord, disent-ils, si l’Iran est devenu un acteur central du Moyen-Orient, c’est à cause de George Bush dont l’expédition irakienne a radicalement modifié l’équilibre des forces dans la région. D’autre part, ajoutent-ils, proposer une approche diplomatique de la question iranienne est une marque de réalisme et de bon sens; cela permet d’exercer des pressions sur le régime de Téhéran, avec toujours à l’arrière-plan la possibilité d’une intervention militaire, en dernier recours.

Ces arguments ne manquent pas de poids. Il reste qu’aux yeux d’un nombre significatif d’électeurs juifs – ou, plus généralement, d’électeurs pour qui l’existence d’Israël et la lutte contre la menace islamiste sont des priorités politiques – le discours de Barack Obama véhicule un message de faiblesse dont les conséquences risquent d’être dangereuses.

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Résumons. Si l’on s’en tient aux critères de choix habituels des Juifs américains, McCain est un «bon» candidat républicain, avec les défauts habituels aux candidats républicains. Mais la faveur – toute relative qu’elle soit – dont il jouit parmi les électeurs juifs doit beaucoup à l’incertitude – toute relative qu’elle soit, elle aussi – d’une partie de ces électeurs au sujet de Barack Obama. La question que se posent beaucoup d’entre eux est, non pas: «Pourquoi ne voterais-je pas républicain?», mais plutôt: «Suis-je sûr de vouloir voter démocrate?», et cette question reflète leur perplexité face à ce que certains appellent «l’énigme Obama». Car non seulement le parcours de l’homme est atypique, mais sa démarche peut avoir quelque chose de déconcertant.

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Les adversaires d’Obama ont ressorti, au début de la campagne présidentielle (c’est-à-dire dans la période des «primaires» au sein du parti démocrate, ces adversaires étant alors essentiellement des partisans de Hillary Clinton), le récit des relations amicales qu’il entretint jadis, à Chicago, avec Rashid Khalidi, un Palestinien qui était professeur à l’Université de Chicago. En 2000, selon le témoignage de Rashid Khalidi et d’un militant palestinien de Chicago, Ali Abunimah, Obama aurait tenu des propos appelant à «une approche plus équilibrée» du conflit israélo-palestinien de la part du gouvernement américain.

Mais Khalidi reconnaît aujourd’hui que la position de Barack Obama était souvent difficile à évaluer: «On peut le quitter en se disant “Formidable, il est d’accord avec moi”; mais ensuite, quand on rentre chez soi et qu’on y repense, on n’en est plus tout à fait certain.» Le témoignage d’Ali Abunimah va dans le même sens: «Il a pour habitude de créer des relations avec diverses communautés et, quand il franchit une nouvelle étape vers le haut, de prendre ses distances pour ensuite se poser comme un intermédiaire». [2]

En 2003, quand Rashid Khalidi quitta son poste à l’Université de Chicago pour occuper une chaire à l’Université Columbia (New York), Barack Obama assista à la soirée d’adieu organisée en son honneur. À cette occasion, plusieurs intervenants auraient dénoncé le gouvernement israélien et les habitants des implantations [3]. Prenant la parole à son tour, le futur sénateur n’aurait pas approuvé de tels excès de langage, appelant au contraire à la compréhension et au dialogue; mais il aurait évoqué par ailleurs les nombreuses soirées que les époux Obama avaient passées chez les époux Khalidi, et les longues et instructives conversations qu’ils avaient eues sur «le monde entier», des conversations que Barack Obama espérait bien poursuivre.

Ce que l’on sait des idées de Rashid Khalidi sur le Proche-Orient permet de supposer que l’image d’Israël qu’il présentait à Barack Obama, au cours de ces conversations, n’était guère positive. Khalidi et Obama ne se rencontrent plus beaucoup, et Obama n’a donné depuis lors aucune indication selon laquelle les vues de son ancien ami auraient influencé sa perception des problèmes du Proche-Orient. Mais des membres de la communauté palestinienne de Chicago demeurent persuadés que le candidat démocrate à la présidence les comprend mieux que d’autres hommes politiques américains.

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Hussein Ibish, un ancien porte-parole de la communauté arabo-américaine qui est aujourd’hui l’un des responsables de l’American Task Force on Palestine (une organisation considérée comme modérée, qui appelle au dialogue israélo-palestinien et à la coexistence de deux États), voit dans Obama un adepte de «la fin de l’occupation», et pense que s’il était élu il serait prêt à faire pression sur les deux parties pour parvenir à une solution du conflit. Cette opinion de Hussein Ibish repose, dit-il, sur «un grand nombre de facteurs circonstanciels», et aussi «sur ce qu’[Obama] a dit».

Ces espoirs sont-ils fondés? Tout est dans la nuance. Pris au pied de la lettre, les objectifs affichés par Ibish (une solution à deux États permettant aux Israéliens et aux Palestiniens de vivre en paix) sont semblables à ceux affichés par l’administration Bush, par Barack Obama, par John McCain, et par les responsables de l’État d’Israël comme de l’Autorité palestinienne. Le diable, cependant, se cache dans les détails. Par exemple: quelle place donnera-t-on, dans les négociations, aux impératifs de la sécurité de l’État d’Israël? Ou encore: comment la communauté internationale réagira-t-elle face à des exigences mettant en cause la nature juive de l’État d’Israël, notamment sur la question des réfugiés? Là-dessus, il semble bien que Barack Obama n’ait jamais rien dit qui sorte du consensus pro-israélien fortement majoritaire, dans les milieux politiques comme dans l’opinion publique de son pays.

C’est sans doute pourquoi Ali Abunimah – qui partagea jadis les combats de Hussein Ibish, mais est actuellement sur des positions bien plus extrémistes – a décidé de «se lâcher» en publiant sur le site internet violemment antisioniste Electronic Intifada, dont il est le fondateur, un témoignage personnel visant à mettre Barack Obama sur la sellette. Abunimah affirme qu’Obama lui aurait déclaré en 2004: «Je suis désolé de n’avoir pas dit davantage en ce moment sur la Palestine, mais nous sommes dans une primaire difficile. J’espère que quand les choses se calmeront je pourrai me manifester davantage» [4]. Cependant, les proches d’Obama nient qu’il ait tenu de tels propos, et Abunimah ne peut apporter aucune preuve à l’appui de ses dires.

Si les Palestiniens américains, ou leurs amis, attendent de Barack Obama des initiatives dans le sens de la paix au Proche-Orient, ils n’ont sans doute pas tort. S’ils croient que de telles initiatives feraient la part belle à des revendications palestiniennes comme celle du «droit au retour», leurs espoirs sont probablement infondés. Obama les comprend peut-être, mais cela ne signifie pas qu’il est d’accord avec eux – ni que, s’il est élu, il fera tout ce qu’ils attendent de lui. (Sur le point précis du «droit au retour» des réfugiés palestiniens, Obama a répété à plusieurs reprises que la création d’un État palestinien à côté de l’État d’Israël irait de pair avec le maintien du «caractère juif» d’Israël, et que le «droit au retour», au sens «littéral» du terme, «n’est pas une option».)

Le sentiment que l’on éprouve, en consultant des témoignages sur Barack Obama à Chicago au début des années 2000, est que cet homme jeune (en 2000, il n’a pas encore 40 ans) possède déjà l’art de parler à différents publics en tenant compte de leurs sensibilités respectives. Certains le lui reprocheront plus tard, l’accusant même de pratiquer systématiquement un double voire multiple langage, en disant à chacun ce qu’il veut entendre sans jamais s’engager à rien. Pour sa défense, on peut dire que cette diversité lui est en quelque sorte intrinsèque: fils d’une blanche d’origine chrétienne et d’un Noir d’origine musulmane (mais tous deux agnostiques), ayant vécu sa petite enfance entre l’Indonésie et Hawaï, passant ensuite de la prestigieuse faculté de droit de Harvard à l’action sociale dans les quartiers noirs de Chicago, il éprouve sans doute un réel besoin de rester proche des uns et des autres, quitte à gommer quelques aspérités ou à exagérer certains rapprochements.

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De fait, si la fréquentation de ses amis palestiniens s’inscrivait dans le cadre de relations déjà anciennes avec le milieu militant de Chicago où il avait fait ses premières armes politiques, Barack Obama avait noué parallèlement des liens étroits avec des Juifs de Chicago qui étaient à la fois des soutiens du parti démocrate et des hommes d’influence. Lorsqu’il déclara en 2004 à l’Agence télégraphique juive: «Une partie de mes premiers et plus ardents partisans provenaient de la communauté juive de Chicago», il n’exagérait pas.

Sans même remonter jusqu’à Gerald Kellman, qui entre 1985 et 1988 dirigea ses premiers pas dans le travail social à Chicago, ou à Martha Minow, son professeur de droit à Harvard (qui en 1988 s’adressa à son père, Newton Minow, un membre important du parti démocrate qui exerce le droit à Chicago, pour lui recommander «le meilleur étudiant qu’elle ait jamais eu»), il faut mentionner Ira Silverstein, avec qui Obama partagea son bureau au cours de la période, entre 1997 et 2004, où il siégeait au Sénat de l’État d’Illinois.

Silverstein est un Juif orthodoxe, et c’est à son contact qu’Obama découvrit la dimension religieuse du judaïsme. À cette époque déjà, témoigne Silvertsein, le jeune sénateur s’exprimait de manière très chaleureuse envers Israël, et il soutenait activement les résolutions condamnant les attentats suicides palestiniens. Barack Obama lui-même revendiquera plus tard, comme une action à mettre à son actif, d’avoir fait passer en 2003, avec ses collègues Ira Silverstein et Jeff Schoenberg, une loi autorisant les fonds de retraites de l’État d’Illinois à acheter des emprunts du Trésor israélien (
Israel Bonds).

Abner Mikva, ancien juge et élu démocrate de Chicago, qui fit la connaissance de Barack Obama en 1990 et est depuis lors l’un de ses plus ardents partisans, s’exprime au sujet d’Obama en des termes qui à la fois évoquent ceux des Palestiniens de Chicago et leur répondent: «Certains affirment qu’il ne s’exprime pas nettement sur tel ou tel sujet, ou qu’il a un discours tiédasse, ou qu’il essaie d’être en bons termes avec tout le monde. Mais il ne cherche pas à exclure ceux qui ne sont pas d’accord avec lui; il cherche à les rassembler sous une tente qui soit aussi large que possible.»

Un avis partagé par l’homme qui, dans le monde politique américain, connaît sans doute le plus intimement Barack Obama. Ancien journaliste devenu expert en stratégie médiatique, David Axelrod a prodigué ses conseils au gratin de la politique nationale. Il a rencontré Obama dès 1992 et a organisé sa campagne pour l’élection sénatoriale de 2004. Dans la campagne présidentielle de 2008, Axelrod a, malgré ses liens personnels avec les Clinton, très tôt choisi de soutenir Obama dont il est décrit comme le «plus proche conseiller politique» [5] et le «stratège en chef» [6].

Axelrod, qui porte volontiers un badge où le nom «Obama» est écrit en hébreu, explique ainsi la naissance de certains malentendus au sujet des positions politiques de son candidat: «Barack considère qu’il est important de comprendre le point de vue de l’autre, même si l’on n’est pas d’accord avec lui». Cela signifie-t-il qu’en politicien consommé il dit à chacun ce qu’il veut entendre? Non, dit son conseiller, mais «il peut être en désaccord avec d’autres personnes sans les ignorer ni les diaboliser». Quand des Juifs évoquent en sa présence des doutes sur les attitudes politiques de son candidat, Axelrod déclare qu’«en tant que fils de deux Juifs qui ont échappé aux persécutions antisémites en Europe de l’Est», il ne consacrerait pas «[s]a vie à faire élire Obama» s’il n’était «certain des positions de Barack au sujet d’Israël».

Les bonnes relations qu’Obama entretenait avec ses amis arabes ne sont donc pas venues sur le compte de ses amitiés juives. Au contraire, si l’on en croit Abner Mikva qui, rappelant la célèbre formule selon laquelle «Bill Clinton était le premier président noir», déclare qu’en fin de compte «les gens diront que Barack Obama est le premier président juif» [7]. (Pour la petite histoire, si on n’a pas trouvé de Juif dans la famille d’Obama, il y en a un dans la famille de son épouse Michelle: il s’agit de Capers Funnye, un Juif noir, rabbin d’une communauté de Chicago, qui est un cousin de Mme Obama.)

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Quand Obama se présenta au Sénat des États-Unis, en 2004, l’un de ses premiers soutiens était James Crown qui avec son père Lester – connu à la fois comme hommes d’affaires, philanthrope et membre du parti démocrate – est l’un des grandes figures de la communauté juive de Chicago. C’est apparemment au cours de cette campagne électorale qu’Obama employa pour la première fois une formule dont il devait faire usage par la suite: visitant un centre juif pour personnes âgées, il souligna que son prénom Barack, qui signifie «béni» en swahili (une langue africaine avec des influences arabes), est étymologiquement lié au prénom hébreu Baroukh.

L’un des thèmes de campagne de Barack Obama était l’appel à reconstituer la coalition judéo-noire qui s’était formée quatre décennies auparavant, au temps de la lutte pour les droits civiques. Les Noirs et les Juifs «ont en commun un ensemble de principes quant à l’exigence que l’État mette un terme aux injustices», déclarait-il alors à l’hebdomadaire juif
Forward [8].

En octobre 2004, peu avant l’élection sénatoriale, Barack Obama revenait, dans une longue interview au
Chicago Jewish News [9], sur l’alliance des Juifs et des Noirs. «Le mouvement des droits civiques, rappela-t-il, n’aurait pas réussi comme il l’a fait sans l’énorme contribution de la communauté juive.» Dans la même interview, il évoquait les violences de l’Intifada: «La politique américaine devrait reconnaître la menace démesurée à laquelle Israël fait face, et devrait soutenir le besoin qu’a Israël de définir lui-même les moyens propres à assurer sa sécurité. Si j’avais peur que mon enfant soit victime de l’explosion de son bus scolaire, je tiendrais à prendre toutes les mesures nécessaires pour éliminer ce danger.»

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En novembre 2004, Obama est élu au Sénat des États-Unis, avec 70% des suffrages. Ayant accédé à la vie politique nationale, il suit une ligne nettement pro-israélienne. Tout comme John McCain. En cela, l’un et l’autre sont simplement au diapason de l’opinion publique américaine dans son ensemble.

Selon une enquête d’opinion réalisée par l’institut Gallup en février 2008, 71% des Américains ont une image positive d’Israël, contre 25% qui en ont une image négative (pour l’Autorité palestinienne, le rapport s’inverse: 14% d’opinions favorables et 75% d’opinions défavorables). La cause israélienne n’est donc pas, en terme électoraux, une cause «juive» mais une cause nationale.

Un homme politique qui serait jugé peu fiable à cet égard souffrirait, par le fait même, d’une «décote» au sein de l’opinion dans son ensemble. Un manque de crédibilité au sujet de la sécurité d’Israël serait traduit, par cette même majorité pro-israélienne de l’opinion américaine, comme un manque de crédibilité dans le domaine de la politique internationale, y compris pour ce qui est de la sécurité des États-Unis. Inversement, un homme politique jugé «solide» pour ce qui est de la sécurité d’Israël sera perçu comme «solide» au regard des autres enjeux internationaux.

Pour autant, il serait réducteur et injuste de présenter le rapport à Israël des deux candidats en des termes purement utilitaires. Dans un discours prononcé en 2006 devant le JINSA (Jewish Institute for National Security Affairs, un centre de recherche dont l’orientation est à la fois conservatrice et pro-israélienne), John McCain affirmait: «Notre lien avec Israël n’est pas seulement un lien stratégique, bien que cet aspect-là soit important. Ce qui relie plus profondément nos deux pays, c’est une relation morale. Nous sommes deux démocraties dont l’alliance a été fondée sur des valeurs communes.» Propos d’homme politique? Sans doute. Le choix des mots, cependant, n’est pas neutre. Parler de «morale» et de «valeurs» implique que l’on se situe d’emblée à un niveau où les fondements de la culture nationale (cet ethos qui joue un grand rôle dans la conscience américaine) induisent des comportements, voire les imposent.

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Le 10 février 2007, Barack Obama annonce sa candidature à la présidence des États-Unis. Dès cet instant, ses adversaires – chez les républicains, mais d’abord chez les démocrates – cherchent dans sa personnalité la faille qui permettra de l’attaquer. Le premier thème, qui sera longtemps le thème dominant, est son rapport à l’islam.

On sait que Barack Obama est né en 1961 à Hawaï, un archipel polynésien qui est un des cinquante États composant les États-Unis d’Amérique. Son père est un Africain originaire du Kenya; sa mère est une Américaine originaire du Kansas. Ses parents se séparent quand il est âgé de deux ans. Sa mère épouse ensuite un Indonésien, et en 1967 la famille s’installe à Djakarta. À l’âge de dix ans, Barack rentre à Hawaï, où il vivra chez ses grands-parents maternels.

Obama père (mort en 1982) était formellement de religion musulmane; c’est ce qui explique que le père comme le fils portent le double prénom de Barack Hussein. Mais en fait le père était athée, et il n’a jamais pu communiquer quoi que ce soit de l’islam à son fils qu’il n’a d’ailleurs jamais élevé. Quant à la période indonésienne de Barack Obama, il est vrai que son beau-père était formellement musulman, mais lui non plus ne semble pas avoir éprouvé de vrais sentiments religieux. Le petit garçon étudia trois ans dans une école catholique, puis un an dans une école accueillant à la fois des élèves musulmans et chrétiens.

Tout indique, en réalité, que l’éducation de Barack Obama a baigné dans un climat où la règle était l’agnosticisme voire l’athéisme. C’est bien plus tard, quand au terme de ses études il s’inséra dans la ville de Chicago, qu’il assuma une religion: c’était la religion chrétienne, dont il se réclame aujourd’hui.

Fin mars 2004, quelques jours après avoir obtenu sa nomination de candidat démocrate au Sénat des États-Unis, Obama rencontrait une journaliste du quotidien local
The Chicago Sun-Times, spécialisée dans les questions religieuses [10]. Interrogé sur ses croyances, il déclarait: «Je suis chrétien. Je suis profondément croyant, je suis inspiré par la foi chrétienne. D’autre part, je suis né à Hawaï, où les influences orientales sont évidemment nombreuses. J’ai vécu en Indonésie, le plus grand pays musulman du monde, entre l’âge de six ans et l’âge de dix ans. Mon père était originaire du Kenya et, bien qu’il ait sans doute pu se définir comme un agnostique, son propre père était musulman. Et j’ajouterai que, probablement, au plan intellectuel, j’ai été influencé par le judaïsme autant que par toute autre religion.»

Cela n’a pas empêché l’apparition d’un mythe selon lequel Obama serait un musulman caché, destiné par ses maîtres à conquérir pour eux le pouvoir aux États-Unis. Cette rumeur, alimentée par des jeux de mots douteux sur le mode «Hussein-Ossama», s’est répandue sur internet et a trouvé des échos dans les médias. Même dans une version moins paranoïaque, la seule mention des liens personnels que Barack Obama entretiendrait avec l’islam a pu perturber des citoyens américains, à un moment où leur pays faisait face à une menace bien réelle d’attentats islamistes.

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Chez les Juifs, cette association entre Obama et l’islam a pu jouer sur une autre crainte: un président qui connaît mieux l’islam que ses prédécesseurs, et qui d’ailleurs revendique cette connaissance comme un facteur de dialogue international, ne sera-t-il pas porté le moment venu à composer avec les ennemis d’Israël? Ajoutez à cela que, dans la culture américaine, l’image du musulman noir évoque les délires antisémites de la Nation of Islam de Louis Farrakhan (un mouvement noir minoritaire mais très militant et souvent agressif), et vous comprendrez que certains électeurs juifs se soient émus.

Le 15 janvier 2008, les dirigeants de dix parmi les principales organisations juives américaines, représentant pratiquement tout l’establishment juif américain y compris ses divers courants religieux, publiaient une «lettre ouverte à la communauté juive». Après avoir souligné qu’aucune de leurs organisations ne prendrait position pour ou contre un des candidats à la présidence des États-Unis, les signataires expliquaient qu’ils se sentaient «contraints de prendre la parole contre certains procédés rhétoriques et certaines démarches tactiques dans la campagne en cours» qui leur semblaient «particulièrement odieux». Les dirigeants juifs évoquaient à mots couverts des «courriels haineux» qui avaient été adressés à de nombreux Juifs, des courriels contenant «des falsifications et des diffamations visant à présenter de manière mensongère les croyances religieuses du sénateur Barack Obama, ainsi que sa personne». Rejetant ces attaques «méprisables et fausses», les auteurs de la lettre ouverte rappelaient que «les électeurs juifs, comme tous les électeurs, doivent soutenir celui des candidats dont ils considèrent qu’il sera le meilleur président» [11].

On remarque le style un peu embarrassé de cette lettre, où le mot «musulman» ne figure pas. Les dirigeants juifs ne voulaient évidemment pas propager la rumeur au moment même où ils la dénonçaient. Ils ne voulaient pas non plus se porter garants de la foi chrétienne de Barack Obama – ce qui eût été pour le moins déplacé –, ni laisser entendre qu’il y aurait quelque chose de dangereux ou de déshonorant, pour un candidat, à être musulman.

Quoi qu’il en soit, l’étendue de cette mobilisation, où toutes les composantes de la communauté juive étaient représentées, témoignait de l’ampleur du problème. À l’automne 2008, le mythe du «musulman caché» n’a pas disparu, y compris au sein de la communauté juive: Sarah Silverman y fait allusion dans sa vidéo du Great Schlep, pour préciser aux grands-mères juives que «ce n’est évidemment pas vrai».

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Le 3 mars 2008, l’hebdomadaire
Newsweek publie une déclaration de Howard Friedman, le président de l’AIPAC, la grande organisation américaine vouée à la défense de l’État d’Israël. Howard Friedman fait savoir que les principaux candidats alors en lice (parmi lesquels John McCain et Barack Obama) ont tous à leur actif un historique de votes «forts» sur les sujets qui sont importants pour les relations américano-israéliennes. En d’autres termes, l’AIPAC annonce d’entrée de jeu sa neutralité dans la campagne électorale.

Cela n’empêchera pas les partisans des deux candidats, ni les organisations juives ou les individus juifs de toutes tendances, de porter des jugements sur l’un ou l’autre des candidats. Mais les nuances entre leurs programmes sont si ténues que ce sont leurs personnalités qui font la différence.

Le 12 mai 2008, alors que l’on s’achemine vers la fin des «primaires» démocrates, le journaliste Jeffrey Goldberg publie sur le site internet de son journal,
The Atlantic Monthly, une longue interview de Barack Obama. Notoirement juif et lié à Israël où il a vécu, Jeffrey Goldberg fait porter toutes ses questions sur l’État juif.

Le journaliste commence par demander à Obama si, à son avis, le sionisme «a la justice pour lui». En réponse, Obama évoque le souvenir d’un moniteur en colonie de vacances qui lui a fait découvrir l’épopée sioniste à l’âge de onze ans. Le sionisme, «la préservation d’une culture pour un peuple déraciné, avec le projet d’un retour à la terre ancestrale», avait alors exercé une forte «attirance» sur le jeune métis en quête de racines. Par la suite, dit Obama, sa formation intellectuelle a été très influencée par des auteurs juifs comme Philip Roth ou Léon Uris (l’auteur du livre
Exodus). D’où «l’énorme attachement sentimental» et la «sympathie» qu’il éprouve pour Israël. «Je pense, ajoute-t-il, que l’idée d’un État juif jouissant de la sécurité est une idée fondamentalement juste, et une idée nécessaire.»

Cette interview est très bien accueillie dans les milieux juifs. Salomon Kalach, membre de l’exécutif du Jewish Council for Public Affairs (l’organisme qui représente les institutions juives auprès de l’opinion publique américaine), publie le 21 mai 2008 dans le
Jerusalem Post un article où il souligne que «le rapport d’Obama à Israël est beaucoup plus personnel et donc plus fort, plus authentique et plus intransigeant que celui des candidats traditionnels».

Le 30 mai, Jeffrey Goldberg publie un entretien avec John McCain, axé lui aussi sur les Juifs et Israël. Le candidat républicain déclare que «toute personne connaissant l’histoire du peuple juif et les idéaux sionistes ne peut qu’admirer les créateurs de l’État juif». Son interlocuteur ayant évoqué l’argument selon lequel les Américains ne devraient pas s’engager outre mesure contre l’Iran puisque ce pays ne menace vraiment qu’Israël, McCain répond: «Les États-Unis d’Amérique se sont engagés à ne jamais permettre un autre Holocauste».

En conclusion, Jeffrey Goldberg interroge John McCain sur les auteurs juifs qui l’ont influencé. Philip Roth n’est pas son fort, avoue-t-il. Élie Wiesel, oui. Léon Uris aussi, ainsi que Herman Wouk. Mais surtout le psychiatre juif autrichien Victor Frankl (1905-1997), dont le livre
Découvrir un sens à sa vie est inspiré en partie par sa propre expérience dans les camps nazis. Ce livre, John McCain l’avait lu avant de tomber en captivité au Vietnam. «Parfois, quand je m’apitoyais sur moi-même, et cela m’arrivait assez souvent, je me disais: “Ce n’est rien par comparaison avec ce que Victor Frankl a subi”.»

Il est frappant de constater que les deux candidats projettent sur Israël et les Juifs des éléments traumatisants de leurs propres existences: la recherche identitaire du jeune Barack Obama, les tortures subies au Vietnam par le jeune McCain. Sans doute est-ce avec de telles projections que l’on fait les relations les plus fortes.

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Si l’on veut comparer les rapports que McCain et Obama entretiennent avec les Juifs, il apparaît que ceux de McCain sont nettement plus «lisses». Pas de grandes polémiques, pas de grands élans non plus. John McCain a depuis des années de bonnes relations avec la communauté juive comme avec l’État d’Israël. Il a aussi, de longue date, des amis juifs. Mais tout cela se passe dans une retenue de bon aloi.

Par exemple, plusieurs associations ont été créées ces derniers mois sur le thème «Les Juifs pour Obama», mais, s’agissant de McCain, on ne trouve guère qu’un blog sur internet et un club sur Facebook. Il y a, bien sûr, les Juifs du parti républicain, la Republican Jewish Coalition créée en 1985. Même là, cependant, on trouve davantage d’attaques contre Obama que de messages de soutien à McCain, et il y est question de politique générale plutôt que de judéité.

Le candidat républicain a pourtant un soutien juif de premier plan en la personne du sénateur Joseph («Joe») Lieberman, un Juif orthodoxe membre de longue date du parti démocrate (il fut en 2000 le candidat à la vice-présidence associé à Al Gore contre George Bush, et à l’époque la presse avait épilogué sur les moyens qu’il prendrait pour observer le shabbat dans ses futures fonctions). Joe Lieberman s’est mis «en réserve» de son parti lorsque celui-ci a désigné un candidat contre lui aux élections sénatoriales de 2006. Élu à la force du poignet face à un candidat républicain et un candidat démocrate, il siège au Sénat comme «démocrate indépendant». Ses positions proches de celles des républicains en matière de lutte contre le terrorisme, et une amitié de longue date qui le lie à John McCain, lui ont fait rejoindre le camp de ce dernier pour l’élection présidentielle. Il s’est beaucoup dépensé sur le terrain, et on l’a vu notamment parcourir la Floride pour inciter les électeurs juifs à voter McCain.

Hormis ce cas plutôt atypique, les soutiens juifs de John McCain se recrutent au sein du parti républicain, avec quelques figures de proue comme la gouverneure de Hawaï, Linda Lingle, et le jeune député Eric Cantor. Parmi les célébrités, le seul nom qui vienne à l’esprit est celui de l’acteur Jon Voight, qui n’est pas juif mais qui défend depuis des années toutes les causes juives et israéliennes.

Enfin, il faut mentionner ici une voix venue d’Israël mais qui n’est pas sans influence sur les électeurs juifs américains: celle de l’ancien «prisonnier de Sion» Natan Sharansky, qui était interviewé début août 2008 par une chaîne de télévision câblée juive américaine, Shalom TV. Sans mettre en doute les sentiments de Barack Obama (qui a dit, au cours de son voyage en Israël, fin juillet 2008, «toutes les bonnes choses que les Israéliens voulaient entendre»), Natan Sharansky souligne qu’il n’a pas vraiment de passé politique. En revanche, Sharansky connaît McCain «depuis vingt ans» et sait qu’il est à la fois «un homme de principes» et un grand ami d’Israël.

Si les engagements passés de John McCain sont impeccablement pro-israéliens, il demeure que son côté franc-tireur, qui fait son charme auprès de nombreux électeurs, peut donner des sueurs froides à ses amis juifs. Ainsi, il a avancé l’idée de dépêcher au Moyen-Orient, en tant qu’émissaire pour une mission de paix, James Baker, ancien ministre des affaires étrangères du président George Bush père, et l’une des bêtes noires des pro-israéliens [12]. Parmi les éventuels conseillers en politique internationale d’une administration McCain, il a donné le nom d’une autre «bête noire», Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller pour la sécurité nationale du président Jimmy Carter [13]. Mais, comme le nom de Brzezinski a été également associé à celui d’Obama, l’affaire n’est pas allée plus loin.

Le véritable problème de la campagne McCain, au sein du public juif, est sa candidate à la vice-présidence. Sarah Palin a été choisie pour incarner aux yeux du grand public américain une image traditionaliste: originaire d’une petite ville, fervente chrétienne, possédant des armes à feu et pratiquant la chasse, elle rassure les électeurs qui ne se reconnaissent pas dans les acteurs du monde politique et voit en McCain un dangereux moderniste. Cependant, ces caractéristiques qui distinguent Sarah Palin sont précisément celles qui la rendent étrangère à la plupart des électeurs juifs.

Non qu’on ait des reproches particuliers à lui adresser. Quelques affaires vénielles ont été soulevées, et vite oubliées. Ainsi, on lui a reproché sa présence en août dernier à une réunion dans son église, au cours de laquelle l’orateur, le directeur des «Juifs pour Jésus», a expliqué les malheurs passés et présents de Jérusalem par le fait que ses habitants ont rejeté Jésus; mais Sarah Palin ne savait pas qui était l’orateur invité ce jour-là, et elle a précisé ultérieurement qu’elle ne partageait pas ses vues. De même, l’ignorance de la gouverneure de l’Alaska en matière de politique extérieure s’étend évidemment au Proche-Orient; mais il n’y a pas de motifs de douter de ses sentiments pro-israéliens, et une photo ancienne montre un petit drapeau d’Israël dans son bureau.

Ce qui préoccupe les Juifs, c’est le conservatisme de Sarah Palin sur les grandes questions de société, comme la laïcité et le droit des femmes à l’avortement. Ici réapparaissent les vieux réflexes qui poussent les Juifs à voter démocrate. Les jeunes adeptes du Great Schlep, lorsqu’ils prennent l’avion pour la Floride afin de convaincre leurs grands-parents de «bien» voter, tentent évidemment de réactiver ce réflexe-là. Et cela marche, pour peu que les grands-parents surmontent leurs doutes quant à Barack Obama.

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Du point de vue juif, le candidat démocrate est en quelque sorte à l’opposé du candidat républicain. Là où McCain se veut rassurant, Obama invite à la perplexité. Là où McCain a peu de soutiens «médiatiques», Obama en a à revendre.

Le 20 février 2007, dix jours après le lancement officiel de la campagne de Barack Obama, une soirée de collecte en faveur de sa campagne est organisée à Beverly Hills, à l’intention du tout-Hollywood (la soirée rapportera 1,3 million de dollars). Les invitations ont été lancées par trois hommes: Steven Spielberg, Jeffrey Katzenberg et David Geffen, qui ont en commun d’avoir fondé ensemble les studios DreamWorks… et, bien sûr, d’être juifs.

Les «célébrités» qui se mobilisent habituellement pour le parti démocrate n’ont pas failli cette fois encore, et les Juifs assument leur place parmi eux en adressant volontiers un message direct aux électeurs juifs. Ainsi, le juriste Alan Dershowitz, professeur à Harvard et star du barreau, et par ailleurs fervent défenseur d’Israël. Ou Barbra Streisand, qui déclare: «En tant que femme, en tant que Juive et en tant que ferme soutien d’Israël, je suis certaine que le sénateur Obama est engagé pour le bien-être et la sécurité d’Israël» [14].

Des comités juifs pro-Obama sont apparus un peu partout. Parfois dans des secteurs inattendus: un groupe dénommé Rabbis for Obama a été constitué, avec sur son site internet une première liste de 300 rabbins qui reconnaissent dans le discours du candidat démocrate «des valeurs juives comme le
tikoun olam [la création d’un monde meilleur, ndlr] et la recherche de la justice». L’ancien maire de New York, le démocrate Ed Koch, s’est lancé dans la campagne pour gagner à la cause d’Obama ces fameux électeurs juifs de Floride. Tout comme Robert Wexler, élu démocrate à la Chambre des Représentants où il est l’un des principaux avocats d’Israël.

Parmi les soutiens d’Obama on retrouve aussi, bien que de manière informelle, l’équipe des «faiseurs de paix» naguère associés aux efforts de la diplomatie américaine pour parvenir à un accord israélo-palestinien, tous démocrates et tous juifs (Dennis Ross, Martin Indyk, Aaron David Miller, Daniel Kurtzer).

L’organisation des démocrates juifs, le National Jewish Democratic Council (NJDC), a édité un document de deux pages résumant les raisons pour lesquels les Juifs devraient préférer Obama à McCain. Le premier argument est que Barack Obama «défend des valeurs progressives sur les questions intérieures». Les cinq arguments suivants ont trait à l’attitude de Barack Obama envers l’État d’Israël: ses votes au Sénat, son soutien à la sécurité d’Israël, etc.

Ces arguments se retrouvent chez des notables juifs comme l’homme d’affaires Steve Grossman, ancien président du Comité national du parti démocrate et ancien président de l’AIPAC, qui soutient Barack Obama après avoir été aux côtés de Hillary Clinton dans la course à l’investiture démocrate; ou encore l’homme d’affaires et philanthrope Alan Solomont, qui a dès l’origine joué un rôle central dans la collecte des fonds pour la campagne de Barack Obama; ou Penny Pritzker, héritière d’une des grandes fortunes juives de Chicago et responsable du financement de la campagne Obama; ou le patriarche de la puissante famille Crown de Chicago, Lester Crown (82 ans), qui lorsque Barack Obama fut l’objet d’attaques au sein de la communauté juive a signé un chaleureux courrier pour attester de «son soutien inébranlable à la sécurité d’Israël».

Dans ce concert, il y a bien sûr quelque couacs. Des noms cités comme appartenant à l’entourage de Barack Obama ne soulèvent pas l’enthousiasme des amis d’Israël. Mais le candidat démocrate a toujours su intervenir rapidement pour mettre les choses au point.

Ainsi, lorsqu’au printemps 2008 Jimmy Carter annonça son voyage à Damas où il devait rencontrer le président syrien et le chef du Hamas, Barack Obama prit ses distances avec l’ancien président. Rencontrant un groupe de responsables juifs le 16 avril 2008, il exprima son désaccord. «Nous ne devons pas négocier avec une organisation terroriste vouée à la destruction d’Israël», dit-il, selon une dépêche de l’agence Associated Press. Il ajouta: «Nous ne devons rencontrer le Hamas que s’il renonce au terrorisme, reconnaît le droit d’Israël à exister, et entérine les accords conclus dans le passé».

Quand il a été publié que l’un des conseillers d’Obama en matière de politique étrangère était Zbigniew Brzezinski, les Juifs ont poussé les hauts cris. L’ancien conseiller de Jimmy Carter, qui à l’âge de 80 ans est encore professeur à l’Université Johns Hopkins, s’est signalé en faisant l’éloge du livre de Walt et Mearsheimer sur le «lobby israélien», dans un article publié à l’été 2006 par la revue Foreign Policy; aggravant encore son cas, Brzezinski a ensuite attribué les protestations contre ce livre à «une tendance au maccarthisme» et à «un élément de paranoïa» chez «certains éléments de la communauté juive» [15]. Mais l’équipe de Barack Obama fit aussitôt savoir que «Brzezinski n’est pas un conseiller de notre campagne et ne parle pas au nom de la campagne» et que «le sénateur Obama est profondément en désaccord avec les sentiments qu’il a exprimés dans cette interview» [16].

Signalons enfin que, si Sarah Palin n’a pas vraiment amélioré l’image du ticket républicain aux yeux des électeurs juifs, le contraire est vrai de Joe Biden, le colistier de Barack Obama. Ce catholique est considéré comme un solide ami d’Israël, même si son franc-parler a pu, ici ou là, faire froncer quelques sourcils. Il s’inscrit aussi dans une tradition de démocrates que les Juifs connaissent depuis des décennies, et pour qui ils ont l’habitude de voter. En ce sens, il rééquilibre quelque peu le ticket démocrate, en contrebalançant l’élément d’inconnu que contient, malgré tout, la personne de Barack Obama.

Parlant le 3 septembre devant un public de seniors juifs en Floride (toujours la Floride!), Biden déclarait: «Je n’aurais pas accepté cette nomination si je n’avais su, dans mes tripes, dans mon cœur et dans ma tête, que Barack Obama a sur Israël exactement les mêmes positions que moi». Ces «positions» sont-elles exactement celles que souhaitent les retraités juifs de Floride? La réponse sera donnée le 4 novembre.



NOTES :

1. Voir «Jewish vote in presidential elections», publié sur le site www.jewishvirtuallibrary.org. Les chiffres, reflétant des sondages effectués lors des élections successives, proviennent du livre de L. Sandy Maisel et Ira Forman
Jews in American Politics, publié en 2001, et des chiffres publiés en 2004 par la Jewish Telegraphic Agency à partir de la moyenne des sondages «sortie des urnes» effectués par trois instituts américains. Des chiffres légèrement différents ont paru sous la plume d’autres auteurs américains, mais les tendances sont identiques.

2. Jo Becker et Christopher Drew, «Pragmatic Politics, Forged on the South Side»,
New York Times, 11 mai 2008.

3. Peter Wallsten, «Allies of Palestinians see a friend in Barack Obama»,
Los Angeles Times, 10 avril 2008.

4. Ali Abunimah, «How Barack Obama learned to love Israel», The Electronic Intifada, 4 mars 2007.

5. Christopher Hayes,
The Nation, 19 février 2007.

6. Ben Wallace-Wells,
The New York Times, 1er avril 2007.

7. Pauline Dubkin Yearwood, «Obama and the Jews»,
Chicago Jewish News, 22 août 2008.

8. E.J. Kessler, «Illinois Senate Candidates Eyeing State’s Jewish Voters»,
Forward, 9 mai 2003.

9. Pauline Dubkin Yearwood, «Senate Showdown»,
Chicago Jewish News, 22 octobre 2004.

10. La journaliste, Cathleen Falsani, a récemment publié le texte intégral de son entretien avec Barack Obama sur son blog http://falsani.blogspot.com.

11. Voici la liste des organisations dont les représentants ont signé cette lettre ouverte: Jewish Council for Public Affairs (le «lobby juif» officiel représentant les diverses organisations juives), United Jewish Communities (la fédération des organisations de services communautaires), Anti-Defamation League (la principale organisation de lutte contre l’antisémitisme), American Jewish Congress, American Jewish Committee, National Council of Jewish Women, Simon Wiesenthal Center, Religious Action Center of Reform Judaism (judaïsme libéral), United Synagogue of Conservative Judaism (judaïsme massorti), Union of Orthodox Jewish Congregations of America.

12.
Haaretz, 28 juillet 2006.

13.
Los Angeles Times, 16 mars 2008.

14.
The Politico, 28 juillet 2008.

15. Alex Spilius, «Barack Obama supporter accuses Jewish lobby members of McCartyism»,
Daily Telegraph, 27 mai 2008.

16.
Forward, 29 mai 2008.

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Les préférences politiques des Juifs américains


Le plus récent sondage sur les positions politiques des Juifs américains a été réalisé entre le 8 septembre et le 21 septembre 2008. Il s’agit d’un sondage annuel commandité par l’American Jewish Committee (AJC), une des principales organisations juives américaines.

Les individus interrogés sont d’abord invités à se situer sur une échelle des opinions politiques. Ils sont 44% à se situer dans ce que nous appellerions en français «la gauche» (dans le vocabulaire américain:
liberal), 24% à se situer «à droite» (dans le vocabulaire américain: conservative), 20% se définissent comme «modérés», et 2% ne se prononcent pas.

Ces appartenances sont stables dans le temps: lors du sondage de l’an dernier, les pourcentages étaient identiques à un pour cent près. La seule différence entre le sondage de 2007 et celui de 2008 est, à l’intérieur de la droite comme de la gauche, un affaiblissement des positions centristes, ce qui reflète sans doute la bipolarisation propre aux périodes électorales. Mais les positions «extrêmes» sont très peu représentées: 5% à gauche et 2% à droite.

Sur un plan plus strictement partisan, 56% des Juifs se définissent comme démocrates, 17% comme républicains et 25% comme «indépendants» (avec, comme précédemment, 2% sans réponse).

Venons-en maintenant à l’élection présidentielle. Si l’élection avait lieu «maintenant», qui choisiraient-ils? On voit que Barack Obama l’emporte par 57% des voix, contre 30% à John McCain et 13% d’indécis.

Le sondage de l’AJC ayant eu lieu après la désignation des candidats à la vice-présidence, une question a été posée à ce sujet. Il apparaît que Joseph Biden, le partenaire de Barack Obama, est largement plébiscité par les Juifs de toutes appartenances: 73% approuvent son choix, contre 15% seulement qui le désapprouvent. En revanche, la désignation de Sarah Palin comme colistière de John McCain soulève beaucoup moins d’enthousiasme: seuls 37% des Juifs l’approuvent, alors qu’ils sont 54% à la désapprouver.

Quand on demande aux Juifs quel sujet, selon eux, devrait être principalement évoqué dans le cadre de la campagne électorale, leurs réponses recoupent les sujets d’intérêt de l’ensemble des Américains. Une nette majorité (54%) souhaite que l’on débatte d’abord de l’état de l’économie; ensuite vient la question spécifiquement américaine de l’assurance-santé (11%); puis viennent la guerre en Irak (6%) et les problèmes relatifs à l’énergie (5%) et au terrorisme (5% également). Israël n’apparaît qu’ensuite sur la liste, avec 3% des réponses.

Faut-il en conclure que les Juifs américains n’accordent qu’une attention lointaine à l’État d’Israël? Ce serait une erreur. Dans le même sondage, quand on les interroge sur leur degré de proximité avec Israël, les deux tiers des Juifs (67%) disent qu’ils en sont proches (dont 29% sont «très proches»). Si Israël n’est pas parmi les sujets prioritaires dont ils souhaitent que les Américains débattent aujourd’hui, cela tient manifestement à ce qu’ils perçoivent dans l’opinion publique nationale un large consensus à ce propos. On observe que, lorsqu’on leur demande qui, des démocrates ou des républicains, a la meilleure attitude au sujet du «soutien à Israël», 52% des Juifs américains répondent «les démocrates», contre 32% qui répondent «les républicains».

Pour compléter ce tableau, indiquons que 30% des Juifs américains se définissent comme appartenant au judaïsme libéral (
reform), 28% au judaïsme massorti (conservative) et 8% au mouvement orthodoxe, les autres se définissant pour la plupart comme «simplement juifs». Indiquons encore qu’à la question «Dans quelle mesure le fait d’être juif est-il important dans votre vie?», 86% déclarent que c’est «important» (pour 50%: «très important»), et que pour 86%, également, l’antisémitisme constitue «un problème» aux États-Unis (pour 23%: «un grave problème»).



Le sondage a été réalisé par la société Synovate, spécialisée dans les enquêtes de marché, sur un échantillon représentatif de la population juive adulte des États-Unis, obtenu à partir des personnes interviewées dans son panel commercial qui se sont elles-mêmes définies comme juives. La marge d’erreur est de plus ou moins trois pour cent. Les résultats sont présentés ici en pourcentages du total des réponses.


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Obama : « Personne n’a souffert davantage que les Palestiniens du fait que les dirigeants palestiniens ont été incapables de reconnaître Israël »


Si Barack Obama s’est souvent exprimé sur l’actualité proche-orientale, en condamnant les menaces contre Israël et en affirmant son soutien à l’État juif, il a rarement abordé le fond du conflit israélo-palestinien. Ses quelques prises de position à ce sujet méritent d’autant plus qu’on les examine.

Le 11 mars 2007, Obama rencontre un petit groupe de membres du parti démocrate dans la ville de Muscatine (Iowa). Un correspondant du journal local, le
Des Moines Register, rapporte qu’à cette occasion il a déclaré: «Personne ne souffre davantage que les Palestiniens», ajoutant: «Si nous pouvions obtenir que les dirigeants palestiniens sortent de leurs positions, je souhaiterais voir un assouplissement de certaines des restrictions relatives à l’assistance directe fournie à la population palestinienne». Le propos est d’autant plus intéressant qu’il est tenu en petit comité, et que manifestement Obama ne lit pas un texte préparé par son équipe de campagne.

La première partie de cette déclaration sera citée ensuite, par les adversaires juifs d’Obama, comme preuve de son «biais» anti-israélien. C’est pourtant une déclaration prudente, si on la relit bien. Dans la deuxième phrase, Obama ne parle que de «l’assistance directe» à la population, c’est-à-dire qu’il exclut – conformément à la ligne adoptée autant par les États-Unis que par l’Union européenne – une assistance qui transiterait par le Hamas, autorité de fait dans la bande de Gaza. Et il ne parle pas d’annuler les restrictions mises en place après le coup de force du Hamas à Gaza; il espère seulement un «assouplissement» de «certaines» d’entre elles, cet assouplissement éventuel étant subordonné à un changement de comportement de la part des dirigeants palestiniens.

Le journaliste de l’Iowa qui rapporte ces propos, Thomas Beaumont, indique par ailleurs dans son article qu’Obama a déclaré que «la survie d’Israël en tant que puissant allié démocratique au Moyen-Orient doit demeurer une priorité de premier plan». Citant le candidat, pour qui «nous avons un grand intérêt stratégique à susciter une solution pacifique au conflit», le journaliste souligne encore que selon celui-ci «les souffrances des Palestiniens pourraient être atténuées si leur gouvernement renonçait au terrorisme».

Interrogé sur ce sujet, six semaines plus tard, à la télévision, Obama précise sa pensée: «Ce que j’ai dit, en fait, c’est que personne n’a souffert davantage que les Palestiniens du fait que les dirigeants palestiniens ont été incapables de reconnaître Israël.»

Le 22 juillet 2008, Barack Obama se trouve à Amman (Jordanie), où il tient une conférence de presse. Ses remarques introductives sont entièrement consacrées aux précédentes étapes de son voyage, l’Afghanistan et l’Irak. Sur le conflit israélo-palestinien, dit-il, il ne s’exprimera qu’à l’étape suivante, après son arrivée à Jérusalem. Cependant, il ajoute quelques mots au sujet d’un attentat qui a eu lieu le jour même à Jérusalem, où un Palestinien a attaqué des passants au volant d’un bulldozer. Cette attaque, dit-il, «est un rappel de ce à quoi les Israéliens font courageusement face, au quotidien, depuis bien trop longtemps». Il ajoute: «Je condamne vigoureusement cette attaque, et je soutiendrai toujours Israël dans sa lutte contre le terrorisme et dans sa recherche d’une paix durable et de la sécurité».

Répondant aux questions des journalistes américains et arabes, Obama répète son attachement à la cause de la paix entre Israéliens et Palestiniens, ainsi qu’à la sécurité de l’État d’Israël. Revenant sur l’attentat au bulldozer, il déclare: «C’est pour cela que le terrorisme est tellement contre-productif, en plus d’être immoral. Je pense qu’il incite les Israéliens à se renfermer et à ne penser qu’à leur propre sécurité sans tenir compte de ce qui se passe au-delà de leurs frontières. Je pense qu’il en irait de même pour n’importe quel autre peuple, quand ce genre de choses se produisent et que des personnes innocentes en sont victimes. D’autre part, je pense qu’il faut que les Palestiniens aient le sentiment d’un certain progrès pour ce qui est de leur situation économique; que ce soit dans la Cisjordanie ou à Gaza, si des gens se sentent perpétuellement sous pression, s’ils ne peuvent se rendre à leur travail ou gagner leur vie, ils deviennent frustrés.»

Certains commentateurs ont vu dans cette déclaration un modèle de ce que serait la réaction d’une administration Obama face à un attentat palestinien: condamnation d’une part, et d’autre part réinsertion, au moins implicite, dans le contexte israélo-palestinien. Le membre de phrase sur les Israéliens qui auraient tendance «à se renfermer et à ne penser qu’à leur propre sécurité sans tenir compte de ce qui se passe au-delà de leurs frontières» a été aussitôt attaqué, aux États-Unis, par les adversaires du candidat démocrate. Il faut se souvenir pourtant qu’il doit être relié à la phrase suivante, où Obama dit qu’il en irait de même pour tout autre peuple en de telles circonstances. Ces propos, rappelons-le, sont tenus dans une capitale arabe, devant des journalistes majoritairement arabes qui ne sont pas habitués à entendre parler des victimes israéliennes.

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L’épineuse question de Jérusalem


Sur Jérusalem, comme sur la plupart des questions relatives à Israël et au Proche-Orient, il n’y a pas de différence significative entre les positions des deux candidats. Un petit épisode mérite cependant d’être rapporté.

Le 4 juin 2008, parlant devant les membres de l’AIPAC, Barack Obama déclare: «Jérusalem restera la capitale d’Israël, et elle doit demeurer indivisible». Dans le monde arabe, c’est aussitôt le tollé. Le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, fait savoir qu’il «rejette totalement» cette déclaration. Dès le lendemain, un porte-parole de Barack Obama se hâte de préciser au
Jerusalem Post que le candidat démocrate n’a pas voulu rejeter a priori l’éventualité d’une souveraineté palestinienne sur une partie de Jérusalem-est, dans le cadre d’un accord de paix. Jérusalem, précise ce porte-parole anonyme mais manifestement autorisé, «est une question relevant du statut final [des relations israélo-palestiniennes], qui doit donc faire l’objet de négociations entre les deux parties», dans le cadre «d’un accord acceptable par les uns et par les autres».

Le porte-parole explique que, dans tout accord final, «deux principes» devront être observés: «Jérusalem demeure la capitale d’Israël, et elle ne sera pas divisée au moyen de fils barbelés et de postes de contrôle comme c’était le cas entre 1948 et 1967». Mais il se refuse à exclure, rapporte le
Jerusalem Post, la possibilité que la ville soit également la capitale d’un État palestinien, ou que la souveraineté palestinienne s’exerce sur certains des quartiers de Jérusalem.

Le 6 juin, c’est le candidat lui-même qui déclare, en réponse à une question de la chaîne de télévision CNN au sujet de Jérusalem, que «c’est évidemment aux parties qu’il revient de négocier sur toute une série de sujets, et Jérusalem fera partie de ces sujets». Moins précis que son porte-parole ne l’était la veille, Obama souligne cependant qu’il demeure opposé à une division de la ville. Il reconnaît qu’un accord sera «très difficile à mettre en œuvre», mais dit son espoir de parvenir à une solution assurant à tous un libre accès aux sites religieux de Jérusalem, et rappelle qu’«Israël a des droits légitimes sur cette ville».

Le 17 juin, l’agence Reuters rapporte les propos de Daniel Kurtzer, ancien ambassadeur des États-Unis en Israël et conseiller de Barack Obama (dont il est, à l’occasion, l’un des représentants auprès de la communauté juive). Kurtzer explique que le candidat a «mal utilisé» un des «termes codés» en usage dans la diplomatie internationale au sujet de Jérusalem. Le rejet d’une «Jérusalem divisée» est, dans son esprit, le rejet de la situation d’avant 1967 «avec des barbelés, des champs de mines et des zones démilitarisées».

À dire vrai, ce qu’Obama déclare en fin de compte au sujet de Jérusalem (avec l’aide de son porte-parole et de son conseiller) ne diffère guère du consensus qui règne à Washington sur cette question, depuis les efforts de paix de Bill Clinton jusqu’à ceux de George Bush par l’intermédiaire de Condoleeza Rice. Son opposant républicain n’a d’ailleurs pas une position vraiment différente. Mais cet épisode, outre qu’il aura fait des mécontents dans les deux camps, servira d’argument à la campagne de McCain, qui dénonce les revirements du candidat démocrate et en conclut qu’il est soit trop inexpérimenté en politique internationale pour se tenir à un seul point de vue, soit non crédible car désireux de plaire aux uns et aux autres.

Reste un sujet sur lequel McCain et Obama diffèrent: faut-il transférer à Jérusalem l’ambassade des États-Unis, qui est aujourd’hui – comme la quasi totalité des ambassades – à Tel-Aviv? Barack Obama a déclaré qu’il envisagerait une telle mesure quand Israël et les Palestiniens seraient proches d’un accord sur l’avenir de la ville. McCain, lui, est catégorique: le transfert se fera «immédiatement», le candidat républicain ajoutant qu’il défend cette mesure «depuis des années».

Observons cependant que telle fut aussi la position du président Bush. Une décision du Congrès des États-Unis datant de 1995 prévoit que le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem se fera en 1999 au plus tard, mais que le président peut ordonner le report de cette mesure si les intérêts stratégiques du pays l’exigent. Depuis lors, le président fait savoir tous les six mois, dans une lettre au Congrès, que le report est nécessaire et qu’il est urgent d’attendre.

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Jeremiah Wright et Louis Farrakhan, ou les dérives de l’afrocentrisme


Barack Obama s’installe à Chicago en 1985. Âgé de 24 ans, il a achevé deux ans auparavant le premier cycle de ses études supérieures, à l’Université Columbia (New York). Le jeune homme est engagé comme directeur d’une petite organisation créée par un groupe d’églises dans le sud de la ville. Objectif: traiter des problèmes sociaux, qui ont été rendus particulièrement aigus par la fermeture d’aciéries qui fournissaient des emplois à une partie de la population. Son travail consiste notamment à mettre en place des programmes de formation professionnelle pour les adultes et des cours du soir pour les jeunes.

C’est à cette époque que Barack Obama découvre le monde des églises noires de Chicago. Il s’attache plus particulièrement à l’une des ces églises, la Trinity United Church of Christ, dirigée par un pasteur très charismatique, le révérend Jeremiah Wright. «Vers 1987 ou 1988», selon son propre témoignage, il devient membre de cette église.

Trinity est une communauté religieuse assez importante (on lui prête quelque huit mille membres, en grande majorité noirs), dont le message verse parfois dans un militantisme social ou politique. Obama se sent à l’aise dans cet environnement, puisque c’est à Trinity qu’il se marie et que seront baptisées ses deux filles. Le révérend Wright sera dépeint, par la suite, comme le «guide spirituel» d’Obama – un qualificatif peut-être exagéré, bien qu’Obama ait mis du temps à s’en distancier. Il n’y a aucun doute, cependant, sur le fait que Jeremiah Wright est le pasteur de Barack Obama et de sa famille.

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Quand Barack Obama accède à la célébrité nationale, les journalistes commencent à passer au peigne fin son histoire personnelle et celle de son environnement. Obama craint probablement que l’afrocentrisme militant de son église nuise à sa volonté de rassembler les électeurs. Le fait est que lorsqu’il annonce officiellement sa candidature à l’élection présidentielle, le 10 février 2007, il désinvite à la dernière minute le révérend Wright à qui il avait pourtant demandé, un mois plus tôt, de prononcer une prière pour la circonstance.

Le pasteur a-t-il été surpris? Dans une interview à la radio publique PBS le 7 février, peu avant le lancement de la campagne, il annonçait lui-même que Barack Obama allait devoir prendre ses distances d’avec son église [1]. Et le révérend Wright d’expliquer: «Il ne peut se permettre un déclin dans l’aide des Juifs, ou que l’on commence à mettre en doute son allégeance envers l’État d’Israël, parce que je dis que la position que nous [les États-Unis, ndlr] avons adoptée au sujet des Palestiniens est injuste et que je crois que nous devons la réviser. Rien qu’une déclaration de ce genre causerait des répercussions négatives dans certains milieux en termes de certains soutiens, en termes de certaines personnes dont il a besoin pour soutenir sa campagne électorale.»

Le pasteur laisse donc entendre que l’«allégeance» de Barack Obama envers Israël est motivée par la nécessité de s’assurer «l’aide des Juifs». Et il explique, à partir de là, pourquoi une certaine «distance» serait nécessaire entre eux deux, «parce que je ne veux pas lui nuire». Il présente même cette prise de distance comme étant de son initiative.

Pourtant, dans une interview au
New York Times publiée début mars, on voit que Jeremiah Wright a été froissé par la déprogrammation de la prière qu’il devait faire le 10 février. Cette déprogrammation, dit-il, lui a été signifiée la veille au soir (donc, remarquons-le, après son interview à PBS). Il attribue l’incident à l’intervention de «l’un des membres» de l’équipe de campagne de Barack Obama. Le nom du coupable ne figure pas dans cette interview, mais il apparaîtra par la suite dans la bouche de Jeremiah Wright. Et le pasteur ajoute, parlant de Barack Obama: «Quand ses ennemis découvriront qu’en 1984 je suis allé à Tripoli avec Farrakhan, une bonne partie de ses soutiens juifs fondront plus vite qu’une boule de neige en enfer» [2].

Le Tripoli dont il est question ici n’est pas la ville libanaise mais la capitale de la Libye. Le voyage de 1984 était une visite chez le dictateur libyen Mouammar Kadhafi, dans le cadre d’une délégation dirigée par Louis Farrakhan. Ce dernier est le chef d’une organisation noire sectaire nommée Nation of Islam, basée à Chicago, qui pratique un antisémitisme virulent.

Ayant lancé, dans un évident esprit de provocation, cette information à la journaliste du
New York Times, le révérend Wright ajoute que son voyage en Libye «n’impliquait pas une acceptation des idées de Louis Farrakhan ou de Kadhafi».

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Jeremiah Wright a ainsi introduit à deux reprises – parlant à PBS, puis au
New York Times – le «facteur juif» pour expliquer des événements relatifs à la campagne de Barack Obama. Dans les deux cas, son approche est manifestement dénuée de sympathie envers les Juifs et Israël. S’attend-il à ce que ces déclarations intempestives fassent scandale? Le souhaite-t-il?

Dans l’immédiat, il n’y aura pas de scandale. Sans doute parce que les journalistes ne veulent pas mettre Barack Obama en difficulté, alors que sa campagne présidentielle a tout juste été lancée. Et parce que ces journalistes – à commencer par l’auteure de l’interview du
New York Times, Jodi Kantor, qui est juive – répugnent manifestement à lancer une controverse sur le thème «les Noirs contre les Juifs».

La polémique rebondira près d’un an plus tard. Le 15 janvier 2008, le journaliste Richard Cohen publie dans le
Washington Post un article intitulé «Le test Farrakhan d’Obama». On y apprend que l’église de Jeremiah Wright édite une revue, The Trumpet, qui en 2007 a rendu un hommage spécial à un homme qui selon elle «personnifie vraiment la grandeur». Cet homme est Louis Farrakhan. Soulignant que «rien dans le passé d’Obama ne suggère qu’il ait des pensées antisémites», Richard Cohen demande au candidat démocrate de préciser sa position sur ce sujet.

Le jour même, Barack Obama fait savoir dans un communiqué qu’il «condamne fermement les déclarations antisémites» de Farrakhan et qu’il désapprouve l’hommage qui lui a été rendu par le journal de son église. Cette déclaration est aussitôt saluée par toutes les organisations juives. Quelques jours plus tard, au cours d’une rencontre avec la presse juive, Obama répond à une question sur l’église dont il fait toujours partie: «Mon église n’a jamais publié de déclarations antisémites, et je n’ai jamais entendu mon pasteur dire quoi que ce soit d’antisémite. Si cela avait été le cas, j’aurais quitté l’église.»

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Un mois passe, et c’est Louis Farrakhan lui-même qui s’invite dans la campagne. Le 24 février 2008, le chef de Nation of Islam parle à Chicago devant 20 000 de ses fidèles. Et de qui parle-t-il? De Barack Obama. «Ce jeune homme, affirme Farrakhan, représente l’espoir du monde entier, que l’Amérique changera et sera rendue meilleure.»

Allant plus loin encore, Louis Farrakhan compare Barack Obama au fondateur de la secte Nation of Islam (une secte qui se réclame de l’islam mais qui n’est pas reconnue par le monde musulman), un nommé Fard Muhammad, qui selon ses fidèles était issu, comme Obama, d’une mère blanche et d’un père noir. «Barack Obama est pour moi, dit Farrakhan, l’annonciateur du Messie.»

Le 26 février, Barack Obama participe à un débat télévisé avec Hillary Clinton. Il est pressé de questions par l’animateur, qui rappelle à cette occasion la déclaration ambiguë du révérend Wright selon quoi «une bonne partie de ses soutiens juifs fondront plus vite qu’une boule de neige en enfer» quand on découvrira le voyage de son pasteur chez Kadhafi en compagnie de Farrakhan.

En réponse, Obama rappelle qu’il a toujours dénoncé Farrakhan, ajoutant: «J’ai un des plus forts soutiens de la part de la communauté juive, dans ma ville de Chicago et dans cette campagne présidentielle». Ce soutien, dit-il, provient de ce qu’il est «un ami résolu d’Israël» dont «la sécurité» est pour lui «sacro-sainte».

Autre raison, selon lui, à ses bonnes relations avec les Juifs: «Ils savent que non seulement je ne tolérerais aucune forme d’antisémitisme, mais aussi que je veux reconstruire ce qui est à mes yeux une relation historique entre la communauté afro-américaine et la communauté juive». Quant au soutien qui lui a été accordé par Farrakhan, il le «dénonce» et le «rejette».

Abraham Foxman, le directeur général de l’Anti-Defamation League, la principale organisation de lutte contre l’antisémitisme, donne acte à Barack Obama de sa répudiation de Louis Farrakhan. «Il a été parfaitement clair», dit-il, concluant: «Que voulons-nous encore de lui? Sur ce sujet, il faut passer à l’ordre du jour.»

Mais Farrakhan tient à avoir le dernier mot. Il envoie le 28 février à l’agence Associated Press une déclaration («non sollicitée», tient à faire savoir l’agence) où il réitère son soutien à Barack Obama, victime selon lui du journaliste qui a animé le débat télévisé, et appelle ses fidèles à voter Obama.

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L’épisode Farrakhan est fini, mais l’affaire Wright ne fait que commencer. Le pasteur de la Trinity United Church of Christ a pris sa retraite au début de l’année 2008. C’est le moment où les bouches s’ouvrent, et où l’on commence à découvrir que des déclarations que Jeremiah Wright avait faites au fil des années contenaient des passages racistes envers les Blancs et des attaques violentes envers Israël comme envers les États-Unis.

Ainsi, dans un prêche prononcé en avril 2003 dans son église de la Trinité, Jeremiah Wright avait accusé le gouvernement américain d’avoir «menti» en cachant que «l’invention» du virus du sida était un «moyen de génocide contre les peuples de couleur»; il reprenait là à son compte un mythe conspirationniste selon lequel le sida aurait été «inventé» par la CIA pour dépeupler l’Afrique centrale.

La presse américaine se fait l’écho de ces propos, des vidéos circulent sur internet, et Barack Obama est contraint de redéfinir publiquement ses relations avec Jeremiah Wright.

Le 18 mars 2008, Barack Obama réussit un coup de maître. Il prend solennellement ses distances d’avec Wright, en prononçant un magnifique discours salué par la presse quasi unanime. C’est le «discours de Philadelphie», que certains présentent déjà comme l’un des textes majeurs de la politique américaine contemporaine.

Dans ce discours, Obama commence par faire le constat que l’esclavage est «le péché originel» de la nation américaine. Mais c’est pour souligner aussitôt la remarquable aptitude de l’Amérique à conjurer les démons du passé, une aptitude dont sa propre candidature est le témoignage. Ici vient la répudiation de Wright, sans équivoque: «Nous avons entendu mon ancien pasteur, le révérend Jeremiah Wright, avoir recours à un langage incendiaire pour exprimer des opinions qui, potentiellement, non seulement élargissent le fossé entre les races mais dénigrent à la fois la grandeur et la bonté de notre nation, et qui ont – à juste titre – offensé à la fois les Blancs et les Noirs.»

Rappelant qu’il a «déjà condamné, en des termes sans équivoque, les propos du révérend Wright qui ont provoqué cette controverse», Obama y dénonce «une vision profondément déformée de notre pays, une vision qui considère le racisme blanc comme endémique et qui élève tout ce qu’il y a de mal en Amérique au-dessus de tout ce que nous connaissons de bon en Amérique, une vision qui considère les conflits du Moyen-Orient comme foncièrement ancrés dans les actions de solides alliés comme Israël, et non comme résultant des idéologies perverses et haineuses de l’islam extrémiste». C’est pourquoi «les commentaires du révérend Wright n’étaient pas seulement faux; ils étaient fauteurs de division, à un moment où nous avons besoin d’unité».

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Ayant clairement marqué sa différence avec son «ancien pasteur», Obama souligne qu’il ne peut pour autant répudier ce dernier, pas plus qu’il ne peut répudier sa propre grand-mère blanche qui l’adorait et qui pourtant tenait à l’occasion des propos racistes contre les Noirs: «Tous ces gens font partie de moi. Et ils font partie de l’Amérique, le pays que j’aime.»

Dans son envolée finale, Obama revient sur la leçon qu’il veut tirer de cet épisode: «L’erreur profonde que contenaient les prêches du révérend Wright n’était pas de parler du racisme dans notre société, c’était de parler comme si notre société était statique, comme si aucun progrès n’avait été accompli.» Or, dit Obama, «nous savons et nous avons vu que l’Amérique peut changer; c’est là le vrai génie de cette nation».

Ce discours fédérateur, qui est un des grands moments de la campagne de Barack Obama, contient un passage manifestement destiné à rassurer les amis d’Israël: le candidat, contrairement à son «ancien pasteur», sait faire la distinction entre le «solide allié» qu’est Israël et «les idéologies perverses et haineuses de l’islam extrémiste».

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Fin mars, les révélations se multiplient sur le contenu des journaux publiés par la Trinity United Church of Christ. On y découvre, ici la traduction d’un article du Hamas, et là des propos racistes de Jeremiah Wright sur les Italiens. On découvre aussi un article selon lequel Israël aurait jadis développé, de concert avec l’Afrique du Sud, «une bombe ethnique qui tue les Noirs et les Arabes», ou bien l’affirmation: «Ce que les Juifs sionistes ont fait aux Palestiniens est pire que ce que les nazis ont fait aux Juifs».

À la mi-avril 2008, Obama déclare à un groupe de responsables juifs qu’il n’avait pas eu connaissance précédemment des discours les plus contestés de Jeremiah Wright. Dès qu’il en a été informé, dit-il, il en a parlé en privé avec le pasteur et lui a dit son désaccord. Cependant, explique-t-il, il ne s’est pas publiquement distancié de Wright parce que ce dernier s’apprêtait à prendre sa retraite et que son église, dont Obama et sa famille demeuraient membres, était «en transition».

On semble ainsi s’acheminer, malgré tout, vers une sortie en douceur. Le révérend Wright ayant pris opportunément sa retraite, et Barack Obama ayant pris ses distances, nul ne lui demandera de s’acharner sur son ancien pasteur. Dans l’esprit du discours de Philadelphie, on s’accorde à dire qu’il faut aller de l’avant.

C’est Jeremiah Wright qui va tout gâcher.

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Le 28 avril 2008, Wright est l’invité du National Press Club, une prestigieuse institution de Washington où des personnalités de premier plan rencontrent les plus éminents journalistes américains. Il prend la défense de Louis Farrakhan, qu’il appelle par son prénom et qu’il présente comme «une des voix les plus importantes du vingtième siècle et du vingt-et-unième siècle» car quand il parle «toute l’Amérique noire écoute». Il justifie en partie les attentats du 11 septembre 2001. Interrogé au sujet du prêche d’avril 2003 où il accusait le gouvernement d’avoir dissimulé le «fait» que le sida a été inventé comme «moyen de génocide contre les peuples de couleur», il refuse de se dédire. «Je crois, dit-il, que notre gouvernement est capable de tout.»

Se rend-il compte du tort qu’il cause à Obama, en réitérant de tels propos? Apparemment, oui. Surtout lorsqu’il explique à ses auditeurs qu’Obama «était obligé de prendre ses distances d’avec moi, parce qu’il est un politicien», laissant entendre à la fois que Barack Obama ne désapprouve pas vraiment les vues extrémistes de son ancien pasteur, et qu’il ne dit pas la vérité au public américain.

C’en est trop pour Barack Obama, qui déclare le 29 avril, au cours d’une conférence de presse, avoir été «choqué» et «attristé» par les propos de Wright, des propos porteurs, dit-il, de «division» et de «destruction». Il ajoute: «L’homme que j’ai vu hier n’est pas l’homme que j’ai rencontré il y a vingt ans», et «les relations que j’ai pu avoir avec Wright ont été transformées de ce fait». La rupture est prononcée.

Le 1er mai, le
New York Times fait le bilan de cette triste affaire [3]. Jeremiah Wright, écrit le journal, en était venu à faire porter la responsabilité de tous ses problèmes sur une seule personne: David Axelrod, le conseiller politique de Barack Obama. Le journal ne précise pas que David Axelrod est juif, mais tout le monde avait compris.

Le 31 mai 2008, Obama annonce qu’il quitte l’église dont il a été membre seize ans durant. «Ce n’est pas une décision à laquelle je suis arrivé de gaîté de cœur», dit-il aux journalistes qui l’accompagnent. Il avoue même éprouver «une certaine tristesse». C’est à l’église de la Trinité, rappelle-t-il, qu’il a «trouvé Jésus-Christ», qu’il s’est marié, et que ses enfants ont été baptisés.

Et Obama expose les motifs de cette rupture: «Il est clair que, maintenant que je suis candidat à la présidence, chaque fois que quelque chose sera dit dans l’église par toute personne associée à la Trinité, y compris des pasteurs invités, ces remarques me seront imputées même si elles sont absolument contraire à ce que je crois de longue date, à mes déclarations et à mes principes.»


NOTES :

1. Interview avec le révérend Jeremiah Wright, PBS, 7 février 2007.

2. Jodi Kantor, «Disinvitation by Obama Is Criticized»,
New York Times, 6 mars 2007.

3. Michael Powell et Jodi Kantor, «A Strained Wright-Obama Bond Finally Snaps»,
New York Times, 1er mai 2008.


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McCain et Obama devant l’AIPAC


L’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) est une organisation fondée en 1953 qui se définit elle-même comme «le lobby pro-israélien de l’Amérique». En fait, il ne s’agit pas d’un «lobby» au sens strict du terme, puisque l’AIPAC ne prend pas ses ordres auprès du gouvernement israélien; il est même de notoriété publique qu’en plusieurs circonstances les dirigeants de l’AIPAC ont été en froid avec le gouvernement de Jérusalem, à qui ils reprochaient des positions jugées «trop à gauche».

Cependant, l’image «droitière» de l’AIPAC doit elle aussi être fortement nuancée. Revendiquant quelque cent mille adhérents dans l’ensemble des États-Unis, l’organisation comprend des membres de toutes tendances politiques. Ainsi, Steve Grossman, qui fut le président de l’AIPAC entre 1992 et 1996 (il présida ensuite le Comité national du parti démocrate, et est aujourd’hui l’un des principaux soutiens juifs de Barack Obama), dénonce comme «ridicule» la description de l’AIPAC comme étant une organisation de droite: «Un grand nombre de personnes ayant joué un rôle dans l’AIPAC, y compris moi-même, ont toujours considéré comme essentielle la solution des deux États», déclare-t-il [1]. Aujourd’hui, le directeur de la communication de l’AIPAC, Josh Block, déclare que l’organisation «soutient résolument une solution à deux États, et espère que les négociations en cours entre Israël et les Palestiniens seront couronnées de succès, assurant la paix et la sécurité tant aux Israéliens qu’aux Palestiniens» [2].

Contrairement à une autre légende, l’AIPAC ne verse pas d’argent pour financer les campagnes électorales des hommes politiques (d’ailleurs, la loi américaine le lui interdit). Il se contente de faire savoir au grand public, et surtout à ses adhérents, lesquels des hommes politiques en vue ont de «bonnes» positions envers Israël; à chacun, ensuite, d’en tirer les conséquences.

Enfin, l’AIPAC n’est pas un «lobby juif». D’une part, parce que ses adhérents ne sont pas nécessairement juifs. Et d’autre part, parce qu’il traite exclusivement du soutien à Israël, et nullement des autres sujets concernant les Juifs américains.

John McCain et Barack Obama ont pris la parole lors d’une conférence organisée début juin par l’AIPAC (à cette conférence ont participé également: Hillary Clinton, Condoleeza Rice et Nancy Pelosi). Nous reproduisons ici des extraits de leurs interventions.


NOTES :

1. Propos recueillis par James Kirchik,
The New Republic, 28 mai 2008.

2. Propos recueillis par Julie Kosterlitz,
The National Journal, 16 avril 2008.


John McCain: «Nous sommes les alliés les plus naturels qui soient»

Extraits de son intervention devant l’AIPAC, le 2 juin 2008.


Les menaces contre la sécurité d’Israël sont grandes et ne cessent de grandir. Le soutien de l’Amérique doit grandir lui aussi. Je suis résolument en faveur de l’accroissement de l’aide militaire qui est prévu à partir du mois d’octobre. Je me suis engagé à faire en sorte qu’Israël conserve un avantage militaire qualitatif. Les ennemis d’Israël sont trop nombreux, sa marge d’erreur est trop faible, et les intérêts et les valeurs que nous partageons sont trop importants pour qu’aucune autre politique soit envisageable. (…)

Les efforts de Téhéran pour obtenir un armement nucléaire créent un risque inacceptable, un danger que nous ne pouvons tolérer. Enhardi par la possession d’armes nucléaires, l’Iran se sentirait libre de susciter des attaques terroristes de toute sorte, contre quiconque lui semblerait être un ennemi. Sa violation du Traité de non-prolifération nucléaire rendrait cet accord obsolète et pourrait inciter la Turquie, l’Égypte, l’Arabie saoudite, et d’autres encore, à rejoindre la course vers l’arme nucléaire. Le monde devrait vivre indéfiniment avec la possibilité que Téhéran transfère des matériaux nucléaires ou des armes nucléaires à un des réseaux terroristes auxquels il est allié. En ajoutant à cela son arsenal de missiles balistiques, une bombe nucléaire iranienne constituerait une menace existentielle pour le peuple d’Israël. (…)

On nous parle d’une rencontre avec les dirigeants iraniens, qui nous est proposée comme s’il s’agissait d’une inspiration soudaine, une nouvelle et courageuse initiative à laquelle nul n’aurait songé jusqu’ici. Mais il est difficile d’imaginer ce qu’on retirerait d’une rencontre avec le président Ahmadinejad, si ce n’est un tombereau de discours antisémites et une audience mondiale pour un homme qui nie l’Holocauste et qui annonce, devant des foules fanatisées, la perspective d’un nouvel Holocauste. Un tel spectacle porterait un coup aux modérés et aux dissidents iraniens, tandis que les extrémistes et les jusqu’auboutistes verraient leur position renforcée et bénéficieraient soudain d’une apparence de respectabilité. Plutôt que de rencontrer le président de l’Iran ou son dirigeant suprême, dans l’espoir de leur faire entendre des paroles de bon sens, nous devons créer les pressions mondiales qui, seules, les inciteront de manière pacifique mais déterminée à abandonner le chemin sur lequel ils se sont engagés. (…)

Au cours de ma dernière visite en Israël, en mars, j’ai vu de mes propres yeux l’œuvre du Hamas dans la ville de Sdérot qui est, comme vous le savez, juste au-delà de la frontière de Gaza. J’ai vu les maisons qui ont été frappées par les roquettes du Hamas; des milliers d’Israéliens ont dû fuir les blessures, la mort et la destruction. Beaucoup sont restés sur place, pour tenir tant bien que mal. (…)

Aucun pays au monde ne supporterait sans réagir que sa population soit attaquée de manière aussi permanente, tuée et terrorisée de manière aussi impitoyable. L’État d’Israël ne fait pas exception. Le premier ministre Olmert et le président palestinien Mahmoud Abbas ont entrepris des négociations dont nous espérons tous qu’elles permettront de faire des progrès vers la paix.

Cependant, tout en encourageant ce processus, nous devons veiller à ce que le peuple d’Israël puisse vivre en sécurité jusqu’à ce qu’il y ait une direction palestinienne ayant le désir et la capacité de faire la paix. Le processus de paix qui donne leur place aux terroristes ne pourra jamais conduire à la paix, et nous ne faisons aucun bien au peuple palestinien en entérinant le syndicat terroriste qui a pris le pouvoir à Gaza. (…)

Les Israéliens le savent mieux que quiconque: la sécurité d’un peuple libre n’est jamais assurée. Dans un monde où les dangers abondent, Israël et les États-Unis devront toujours rester unis. L’État d’Israël se distingue comme une réussite exceptionnelle à bien des aspects, dont le moindre n’est pas d’avoir réussi comme la grande démocratie du Moyen-Orient. S’il y a, entre l’Amérique et Israël, des liens que ceux qui critiquent notre alliance n’ont jamais compris, c’est peut-être parce qu’ils ne comprennent pas vraiment ce que sont l’amour de la liberté et la quête de la justice. Mais ils devraient savoir que ces liens ne peuvent être rompus. Nous avons été rassemblés par des idéaux communs et par des épreuves communes. Nous sommes des frères de combat et des amis sûrs dans l’aspiration à la paix. Nous sommes les alliés les plus naturels qui soient. Et, comme Israël, cette alliance est éternelle.



Barack Obama: «Ceux qui menacent Israël nous menacent»

Extraits de son intervention devant l’AIPAC, le 4 juin 2008.


C’est quelques années seulement après la libération des camps que David Ben-Gourion déclara la création de l’État juif d’Israël. Nous savions que la création d’Israël était juste et nécessaire, fondée sur des siècles de combats et des décennies de travail obstiné. Mais, soixante ans plus tard, nous savons que nous ne pouvons nous reposer, que nous ne pouvons transiger, et qu’en tant que président je ne ferai jamais aucun compromis lorsqu’il y va de la sécurité d’Israël.

Pas quand s’élèvent encore des voix pour nier l’Holocauste. Pas quand il y a des organisations terroristes et des dirigeants politiques projetant de détruire Israël. Pas quand il existe, un peu partout au Moyen-Orient, des cartes géographiques qui ne reconnaissent même pas l’existence d’Israël, et des manuels scolaires financés par des gouvernements qui sont emplis de haine envers les Juifs. Pas quand des roquettes pleuvent sur Sdérot, et quand des enfants israéliens doivent respirer bien fort et faire montre d’un courage extraordinaire à chaque fois qu’ils prennent un bus ou se rendent à l’école. (…)

Il y a des gens qui attribuent tous les problèmes du Moyen-Orient à Israël et à ses partisans, comme si le conflit israélo-palestinien était la cause de toutes les difficultés dans la région. Ces gens rendent la seule démocratie au Moyen-Orient responsable de l’extrémisme dans la région. Ils font la promesse mensongère que l’abandon d’un fidèle allié serait, on ne sait pourquoi, la voie de la puissance. Ce n’est pas vrai, cela n’a jamais été vrai, et cela ne sera jamais vrai.

Notre alliance repose sur des intérêts communs et sur des valeurs communes. Ceux qui menacent Israël nous menacent. Israël a toujours été en première ligne pour faire face à ces menaces. Et j’amènerai avec moi, à la Maison Blanche, un engagement inébranlable à défendre la sécurité d’Israël.

Cela signifie, d’abord, que l’on garantisse à Israël un avantage militaire qualitatif. J’assurerai qu’Israël puisse se défendre contre toutes les menaces, de Gaza à Téhéran. (…) Nous devrons exporter à notre allié Israël des matériels militaires selon les mêmes règles que celles qui s’appliquent à l’OTAN. Et je soutiendrai toujours le droit d’Israël à se défendre, aux Nations unies et partout dans le monde. (…)

En tant que président, je travaillerai à aider Israël à atteindre l’objectif de deux États, un État juif d’Israël et un État palestinien, vivant côte à côte dans la paix et la sécurité. Et je n’attendrai pas pour cela les derniers jours de ma présidence. Je jouerai un rôle actif, et je m’engagerai personnellement à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour promouvoir la cause de la paix, dès mon entrée en fonctions.

Pour entreprendre la longue route vers la paix, il faut des partenaires palestiniens qui s’engagent à faire le voyage. Nous devons isoler le Hamas – à moins qu’il ne renonce au terrorisme, reconnaisse le droit d’Israël à l’existence, et accepte les accords conclu dans le passé. Les organisations terroristes n’ont pas leur place à la table des négociations. (…)

Je veux dire clairement ceci: la sécurité d’Israël est sacro-sainte. Elle n’est pas négociable. Les Palestiniens ont besoin d’un État qui soit contigu et cohérent, et qui leur permettre de prospérer; mais tout accord avec le peuple palestinien doit préserver l’identité d’Israël en tant qu’État juif, avec des frontières sûres, reconnues et défendables. Et Jérusalem restera la capitale d’Israël, et elle doit demeurer indivisible. (…)

N’importe quel Israélien vous dira qu’Israël n’est pas un endroit parfait; mais, comme les États-Unis, il est un exemple pour tous lorsqu’il recherche un avenir plus proche de la perfection. On peut trouver ces mêmes qualités parmi les Juifs américains. C’est pourquoi tant de Juifs américains soutiennent Israël tout en faisant progresser le projet américain. Parce qu’il y a un engagement inscrit dans la foi et la tradition d’Israël: un engagement pour la liberté et pour l’honnêteté, pour la justice sociale et pour l’égalité des chances. Un engagement pour le tikoun olam, l’obligation de rendre le monde meilleur.

Je n’oublierai jamais que je ne serais pas ici, aujourd’hui, si cet engagement n’avait pas existé. Dans les grands mouvements sociaux qui ont marqué l’histoire de notre pays, les Juifs et les Afro-Américains ont toujours été côte à côte. Ils ont pris ensemble des bus vers le sud. Ils ont défilé ensemble. Ils ont versé ensemble leur sang. Et des Américains juifs comme Andrew Goodman et Michael Schwerner étaient prêts à mourir aux côtés d’un homme noir, James Chaney, pour la liberté et l’égalité [1]. Ce qu’ils nous ont légué, c’est là notre héritage.

Nous ne devons pas tolérer que la relation entre Juifs et Afro-Américains soit mise à mal. C’est une alliance qui doit être renforcée. Ensemble, nous pouvons nous consacrer à nouveau à mettre un terme aux préjugés et à combattre la haine sous toutes ses formes. Ensemble, nous pouvons réaffirmer notre engagement pour la justice. Ensemble, nous pouvons joindre nos voix, et ainsi faire tomber les plus puissantes murailles. Ce travail doit comprendre un engagement commun en faveur d’Israël. Vous et moi, nous savons que nous devons faire davantage que demeurer immobiles. C’est le moment d’être vigilants face à tous nos ennemis, au moment même où nous allons de l’avant dans la recherche d’un avenir de paix pour les enfants d’Israël et pour tous les enfants. Le temps est venu de soutenir Israël, qui écrit le chapitre suivant de son extraordinaire voyage. Le temps est venu de nous unir dans l’œuvre de réparation du monde, et je veux être un partenaire de l’AIPAC pour que cela soit possible.


NOTES :

1. NDLR: Andrew Goodman (20 ans), Michael Schwerner (24 ans) et James Chaney (21 ans) étaient trois jeunes gens, engagés dans la lutte pour les droits civiques des Noirs dans les États du sud, qui furent assassinés le 21 juin 1964 par des membres du Ku Klux Klan.


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Ce qui préoccupe les Juifs américains

Un entretien avec André Kaspi

(propos recueillis par Michel Derczansky)


Les Juifs et l’Amérique, cela fait une combinaison parfois détonante…

Il y a sur ce thème beaucoup de préjugés, pour ne pas dire des fantasmes. J’ai constaté, comme bien d’autres spécialistes, que l’antiaméricanisme et l’antisémi - tisme vont souvent ensemble. On entende souvent dire que «l’Amérique est juive», que «les Juifs dominent complètement les États-Unis», que «tous les Juifs sont américains, et tous les Américains sont juifs». L’année 2008 est d’autant plus favorable à ce genre de fantasmes que se déroulent les élections présidentielles aux États-Unis.

Les Américains regardent-ils leurs Juifs différemment? Ainsi, le livre de John Mearsheimer et Stephen Walt Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine (dont une traduction française a été publiée l’an dernier par les éditions La Découverte) est-il révélateur d’un courant nouveau dans le monde universitaire?

Il faut dire quelques mots sur ce livre. Paru aux États-Unis le 4 septembre 2007, il fut traduit dans le mois qui suivit sa parution, en français et dans plusieurs autres langues, ce qui me laisse un certain doute sur le désintéressement des éditeurs. À l’origine, c’était un paper publié sur le site de l’Université Harvard en mars 2006. Sa publication a immédiatement provoqué une controverse.

À vrai dire, le thème que développent ces deux universitaires n’est pas nouveau. Il y eut des publications bien antérieures sur le lobby israélien. Depuis 1980, le sujet pose des questions aux États-Unis.

Il y a aujourd’hui, dans le monde universitaire, à la fois une grande sympathie pour Israël et une réserve de plus en plus forte à l’égard de la politique de George W. Bush vis-à-vis de l’État d’Israël. Nos deux universitaires s’inscrivent dans le deuxième courant.

J’ai eu l’occasion de les rencontrer lors d’un débat auquel j’ai participé avec eux à l’IFRI en octobre 2007. J’ai pu alors constater qu’ils sont les victimes d’une véritable obsession. Ils ont tout simplement réactualisé l’argumentaire des Protocoles des Sages de Sion. À les en croire, tout s’explique par l’intervention des Juifs. Les Juifs sont les maîtres de l’Amérique. Ils peuvent exercer une pression déterminante sur le président des États-Unis.

Mearsheimer et Walt ont-ils raison? Évidemment, il y a des cas où l’on retrouve cette pression victorieuse. Il y a aussi des exemples qui montrent que la pression échoue, ou n’existe pas. Les deux auteurs soulignent que le lobby pro-israélien est très puissant auprès des chrétiens évangéliques; mais ils s’empressent d’ajouter que ce lobby n’est pas moralement justifié, parce que l’État d’Israël a suivi et continue de suivre des politiques qui ne sont pas démocratiques. Bref, ce lobby serait néfaste aux intérêts américains, car plus les États-Unis s’alignent sur l’État d’Israël et plus leur situation internationale au Proche-Orient est catastrophique.

Dès lors, les auteurs ne se placent plus sur le plan de l’influence des Juifs, mais sur celui de l’intérêt national des États-Unis. Ils se donnent ainsi l’apparence d’être des réalistes. Ils refusent évidemment l’accusation d’antisémitisme et affirment inlassablement que leur préoccupation est de préserver l’intérêt général des États-Unis. Un rapprochement excessif avec Israël nuirait à cet intérêt national.

Y a-t-il là un retour de l’antisémitisme?

D’une certaine façon, oui. Mais c’est aussi une critique très vive à l’encontre de la politique du président des États-Unis. En définitive, on ne peut pas comprendre l’intérêt qu’a suscité cet ouvrage si l’on perd de vue l’impopularité de la guerre d’Irak, de la politique étrangère de George W. Bush, et le débat qui agite, depuis les attentats du 11 septembre 2001, les experts des relations internationales.

Les Juifs américains ont un positionnement sur l’échiquier politique qui les situe massivement chez les démocrates. De plus, une grande majorité des Juifs américains ont critiqué, de façon parfois virulente, la politique de George W. Bush, tant sur la guerre en Irak que sur la manière de combattre le terrorisme. Dès lors, comment Mearsheimer et Walt peuvent-ils soutenir une telle thèse?

En fait, ils ont tendance à confondre, même s’ils ne le disent pas, lobby israélien et lobby juif. Le lobby juif défend l’ensemble des causes que peuvent défendre les institutions juives, qui sont extrêmement diverses et non limitées à la politique extérieure.

Par exemple, les institutions juives sont hostiles à la notion de «nation chrétienne» qui pourrait être proposée par tel ou tel groupe. Elles sont également hostiles à l’idée que l’État soit trop lié à la religion. Elles sont favorables à l’avortement, souhaitent une libéralisation de la société. Les institutions juives penchent vers le progrès, la réforme et le changement plus que vers le conservatisme.

C’est la raison pour laquelle la plupart des Juifs votent démocrate. En 2004, le président George W. Bush, qui est le plus pro-israélien de tous les présidents des États-Unis, n’a obtenu que 24% du vote juif, et 76% se sont portés sur le candidat démocrate John Kerry. Beaucoup de Juifs américains étaient hostiles à l’intervention en Irak, et le sont encore davantage aujourd’hui. Toutefois, la communauté juive américaine est divisée. Les orthodoxes (8% de la communauté) ont des positions infiniment plus pro-israéliennes que les réformés. Les conservative, qui sont au milieu, ont des positions encore différentes. Donc, il n’y a pas véritablement unité dans le monde juif.

En ce sens, l’affirmation selon laquelle les Juifs font aux États-Unis la pluie et le beau temps est, au minimum une erreur, et en réalité une absurdité. La démonstration de Walt et de Mearsheimer ne tient pas. Ils ont beau adopter la posture des victimes qui succombent sous les coups de la communauté juive, ils sont avant tout soutenus par les adversaires de l’État d’Israël et de l’alliance entre Washington et Jérusalem.

On parle de plus en plus d’un antisémitisme qui se développerait sur les campus universitaires américains. Qu’en est-il?

Les campus sont aujourd’hui des lieux où ne se manifeste non seulement l’antisionisme, mais l’antisémitisme.

Je ne veux pas exagérer. Il s’agit d’un antisémitisme résiduel. Les États-Unis restent un pays où les Juifs sont heureux. L’antisémitisme y est inférieur de 8 à 9 fois à ce que l’on observe en France. Alors, pourquoi sur les campus? Les campus sont un terreau favorable. On y retrouve ceux qui soutiennent la nécessité de bonnes relations avec Israël, mais on y retrouve aussi des étudiants pro-palestiniens, et surtout des «propagandistes» qui obtiennent l’autorisation de s’exprimer.

Les États-Unis sont une société libérale. Les universités américaines ont pour principe fondateur la liberté de parole. Les «propagandistes» peuvent tenir des propos qui sont négationnistes ou sont proches du négationnisme. Les étudiants qui n’ont pas une formation solide dans ce domaine de la connaissance historique se disent qu’après tout la vérité est peut-être entre les deux. Ils se laissent aller à la conclusion que la Shoah n’a peut-être pas eu l’ampleur qu’on lui prête. L’université reste ainsi une zone fragile, où l’antisémitisme peut effectivement trouver une place.

Dans votre livre Les Juifs américains vous revenez sur une des craintes de ces Juifs: le développement politique de la notion de «nation chrétienne». Qu’est-ce que cela représente réellement aux États-Unis?

L’idée de «nation chrétienne» remonte au XIXe siècle. Elle recouvre l’idée que les États-Unis ont été fondés par les protestants. À l’époque, les protestants manifestaient une forte hostilité envers les catholiques. Aujourd’hui, ce sentiment a diminué. On peut envisager une union entre catholiques et protestants sur la notion de «nation chrétienne», même si le concept revêt une plus grande force chez les protestants que chez les catholiques.

Les États-Unis sont la démocratie où le religieux est le plus prégnant: 90% à 95% des Américains croient en Dieu. Le taux de pratique religieuse est de l’ordre de 45% aux USA, alors qu’en France il est de 8 à 10%. On sait bien que les séances du Congrès commencent par une prière inter-dénominationelle de l’aumônier, que tout président des États-Unis finit ses discours les plus importants par la formule «God bless America», que sur les billets de banque on trouve la phrase «In God we trust». Ces signes marquent à quel point cette nation est religieuse.

Dans le
Bill of Rights qui accompagne la constitution fédérale, il est bien indiqué que les États-Unis ne reconnaissent aucune religion en particulier. L’État noue des relations avec toutes les religions, alors qu’en France l’État est séparé des Églises. Dans les milieux les plus marqués par le renouveau protestant – les évangéliques, les fondamentalistes –, l’idée que les États-Unis sont une «nation chrétienne» signifie, non pas que l’on écarte les Juifs, mais que les États-Unis ont été créés pour donner au christianisme une place privilégiée, une prééminence spirituelle.

Les conséquences dans la vie quotidienne? Ce serait le retour des Blue Laws, ces lois qui interdisent l’ouverture des magasins le dimanche – non pas comme en France pour des raisons syndicales, mais parce que le dimanche est le jour du Seigneur. Les Juifs se sont battus pendant des décennies pour expliquer qu’ils arrêtent, eux, de travailler le samedi, qu’ils ont donc besoin de travailler le dimanche, et que l’obligation de respecter deux jours de fermeture équivaut à une discrimination. Ils ont sur ce sujet obtenu satisfaction. Les États ont renoncé aux Blue Laws. Une «nation chrétienne», cela signifierait que l’on refuse de reconnaître dans l’héritage des États-Unis une influence juive.

Le débat n’est pas clos. Il renaît de temps à autre. Les télé-prédicateurs le remettent parfois au premier plan de l’actualité.

Quelle est l’influence politique des évangéliques, aujourd’hui aux États-Unis?

Les évangéliques représentent un cinquième de la société américaine. Depuis 1980, ils ont compris qu’en entrant dans le monde politique ils pouvaient obtenir satisfaction. Par exemple sur l’avortement, sur la recherche des cellules souches, sur la peine de mort. Sur l’ensemble de ces sujets de société, ils ont des idées très précises.

Il ne faut pas oublier que l’actuel président des États-Unis a été élu avec les voix des évangéliques. Politiquement, ils sont plutôt regroupés dans le camp républicain, et en forment l’aile droite. Ils pourraient soutenir John McCain ou ne pas le faire, suivant les positions que prendra John McCain sur les problèmes de société. Quoi qu’il en soit, cet électorat est loin d’être négligeable.

Selon les sondages auprès des Juifs américains, les deux tiers des suffrages exprimés iraient à Obama, et le tiers à McCain. Le candidat républicain peut-il espérer grignoter davantage au sein de cet électorat?

Difficile de répondre à cette question. Dans l’histoire récente des États-Unis, seuls deux républicains, Dwight Eisenhower et Ronald Reagan, sont parvenus à attirer un tiers des électeurs juifs. C’est dire que les Juifs américains restent fidèles aux candidats démocrates. Mais il est vrai que Barack Obama fait peur, que ses déclarations sur le Proche et le Moyen-Orient inquiètent, qu’en Israël on préférerait John McCain. Si Obama parvient à dissiper les craintes, s’il rassure suffisamment (et il s’y emploie avec détermination), il réussira à conserver la grande majorité des suffrages des milieux juifs.